Les versions de soi qu’on préfère taire sont peut-être celles qu’on devrait chérir
Loin d’un monde régi par des algorithmes, de l’illusion d’une «meilleure version de soi» et d’une «meilleure version de la France», nous sommes une addition de gracieuses incohérences, de penchants illogiques. De perpétuelles ébauches.
C’est un message dans ma boîte mail, un spam qui m’affirme qu’il y aurait, en moi, une «meilleure version de moi-même». Et quelques séances de coaching devraient me permettre d’y accéder. La proposition est intrigante : une chasse au trésor intérieur, payante en trois fois.
Mais où se cache-t-elle, cette version formidable? Est-elle enfouie sous des brouillons de ma personne, un désordre de variantes peu recommandables? A l’image de cette «moi», qui, en classe de 4e, imitait à la perfection, sur les carnets de notes, la signature de ses parents ?
Et à quoi ressemblerait une «bonne» version de soi ? Serait-ce celle qui contente nos parents, nos enfants, notre employeur ou, au contraire, celle qui les désespère ? Est-ce celle qui s’applique à cocher toutes les cases socialement désirables, famille, carrière, enfants ? Ou est-ce l’errante, la rageuse intérieure qui ne cède jamais ? A moins que l’élue ne ressemble à un enchevêtrement de toutes celles-là. Aller à la recherche d’un soimême très amélioré est, il faut le concéder, un projet tentant. Même si, en filigrane, on peut y lire la promotion d’une autoévaluation permanente, toute entrepreneuriale. Ainsi, on jaugerait de son être au monde comme on estime son parcours professionnel. Sauf qu’on ne fait pas carrière d’existence ; ni nos joies ni nos tourments ou nos amours ne font l’objet d’un CV. Et on ne peut s’évaluer comme on le fait d’un hôtel ou d’un coiffeur. Quelles que soient les notes qu’on s’attribue, il n’y aura pas de prime existentielle au bout du chemin.
Si ce message fonctionne, c’est qu’il est très représentatif d’un courant de pensée, d’un discours récurrent, d’une manie nationale: la quête nostalgique d’une France sensationnelle, la célébration d’un supposé âge d’or égaré.
Certains hommes politiques ont beau être officiellement ils n’en entonnent pas moins le refrain insidieux du «c’était mieux avant». Avant, mais quand ? Qui l’a connue, cette France des clochers, aux rues proprettes, aux gendarmes débonnaires et prévenants, aux adolescent·e·s marchant droit et en uniforme, aux citoyennes pas contrariantes, souriant d’être l’objet de blagues humiliantes qu’on disait alors «grivoises», ou «transgressives» ? C’est qu’avant #MeToo, on savait s’amuser! Du moins, certains s’amusaient. Les autres, elles, encaissaient, elles serraient les dents. Ce fantasme d’une «meilleure version de la France» est un programme politique qui transforme ceux et celles qui questionnent ce récit en trouble-fêtes, qui usurperaient leur place sur la photo de famille. Une version est, d’après le dictionnaire, l’action de traduire un texte d’une langue en une autre : c’est le texte qui en résulte. Comme l’écrit Claude Lévi-Strauss dans «la Structure des mythes», «il n’existe pas de version “vraie” dont toutes les autres seraient des copies ou des échos déformés. Toutes les versions appartiennent au mythe». Toute existence produit une histoire ; toute vie est un texte, raturé, sans doute, et aux innombrables répétitions, aux erreurs de style échevelées, mais qu’importe, ça aura été la nôtre, de vie, une oeuvre incomparable.
Loin d’un monde régi par des algorithmes à la logique éprouvée, capables de deviner les films, les chansons qu’on est censés aimer, nous sommes une addition de gracieuses incohérences, de penchants illogiques. Une foule de «je», autant de personnages aux pensées étranges, aux décisions incompréhensibles, aux déjeunes, sirs répréhensibles, aux esprits tortueux en forme d’escalier. De perpétuelles ébauches. Des inconnu·e·s à nous-mêmes.
Mon «meilleur moi-même» vaut certainement bien
J’aimerais faire la paix avec toutes celles que j’ai été. Même celles
dont le souvenir m’est
le plus douloureux.
mieux que mon «moi» ordinaire, dans un monde marché qui serait fait de «gens qui réussissent et d’autres qui ne sont rien» (Emmanuel Macron). Mais les médailles, même en or, ternissent avec le temps. Les versions de soi qu’on préfère taire sont peut-être celles qu’on devrait chérir : celles qui tapent du pied, qui prennent la tangente, et nous font dévier de ce que les autres avaient prévu pour nous, un «destin».
J’aimerais faire la paix avec toutes celles que j’ai été. Même celles dont le souvenir m’est le plus douloureux. Ne pas les fustiger ni les dissimuler. Etre capable de me dire, oui, je suis aussi celle-là, même si elle me gêne ou me peine. Admettre l’étrangère en moi-même qui s’obstine, bizarre et contrariante. Accepter, finalement, de ne pas se comprendre. •