Le Dernier Cri n’a pas dit son dernier mot
L’association de graphisme underground, attaquée pour diffusion d’images pédopornographiques, a finalement été relaxée mercredi. Une victoire en demi-teinte sur fond de débat culturel de plus en plus tendu.
Jusqu’à présent, et depuis 2015, l’affaire fut moins retentissante que celle entourant Bastien Vivès, auteur de bande dessinée accusé de pédopornographie dans plusieurs ouvrages. Pourtant, «l’affaire Pakito Bolino», figure phare du graphisme underground à la tête de l’association marseillaise Le Dernier Cri, fait elle aussi s’affronter les défenseurs de la liberté de création et de fantasme d’un côté, et de l’autre, des détracteurs vilipendant une prétendue «apologie de la pédophilie» au prétexte de l’art. Mercredi, l’association a finalement été relaxée, les faits reprochés n’étant, selon le tribunal correctionnel de Marseille, pas démontrés –soit la diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique. Deux dessins (et non des photos d’enfants réels) de l’artiste berlinois Stu Mead étaient en cause. La décision était notamment scrutée par les différents protagonistes de l’affaire Vivès qui, poursuivis de leur côté par le parquet de Nanterre en charge des mineurs, attendent leurs procès dans les prochains mois. Une «victoire», souffle l’association Le Dernier Cri, mais une victoire à la Pyrrhus pour Pakito Bolino : «Ils m’ont pourri la vie pendant neuf ans, confiait-il en février, quand Libé le rencontrait dans son atelier de la Friche de la Belle-de-Mai. Pour moi, ils ont de toute façon gagné quelque chose, en distillant un genre de peur et d’autocensure un peu partout.» De son côté l’ONG Innocence en danger, à l’origine de la plainte, se dit «choquée par cette décision. Nous avons sept bureaux à travers le monde, il n’y a qu’en France qu’une telle décision ait pu être rendue, déplore sa présidente Homayra Sellier. Ce n’est pas pour rien que ces artistes étrangers sont venus exposer ici à Marseille : il y a en France une culture du viol, il faut l’admettre !»
Au travers du procès du Dernier Cri se jouait celui d’une frange entière de «punks libertaires» nourris à l’iconoclasme Hara-Kiri et à la contre-culture américaine ambiance Robert Crumb. La fonction que cette famille assigne à l’art est claire : les plus mauvaises pensées, les plus honteuses, les plus sales, les plus tabous, doivent pouvoir s’expurger en dessin et se transfigurer en chansons. «Vomir des yeux», tel est le mantra de Pakito Bolino. D’années en années, cette vision du bien commun se cogne avec insistance contre une autre, celle de détracteurs de plus en plus diversifiés politiquement, qui soupçonnent au contraire ces vieux anars de «complaisance» envers les crimes sexuels, et leurs dessins, d’alimenter une «culture du viol et de l’inceste».
CULTURE GRAPHIQUE PUNK
L’affaire remonte à 2015, à l’époque où Pakito Bolino organisait l’exposition «Berlinhard», interdite aux mineurs non accompagnés. En son sein étaient rassemblées les oeuvres de deux artistes, Reinhard Scheibner et Stu Mead, dont les travaux mettent en scène les thèmes de la sexualité adolescente, de la bestialité ou de la pédophilie. Soit du presque banal dans la culture graphique punk, qu’on le déplore ou non. Pakito Bolino considère ces dessins comme relevant avant tout du domaine du fantasme, parfois du grotesque ou de l’absurde, du «pastiche de Martine» ou d’un genre d’image «à la Otto Dix». Fred Langlais, le président de l’association Le Dernier Cri, interroge l’usage même du terme «pédopornographie» : «Est-on même sûr que ces images visent à exciter ? Est-ce qu’elles sont masturbatoires ? En tout cas pas pour moi.» Surtout, soulignait Pakito Bolino, ces images sont des «fictions» qui n’appellent pas à être
lues de façon littérale comme un tract politique. «Ce sont des dessins», répète-t-il comme si, aujourd’hui, ce sésame menait encore vers l’innocence.
Car le droit, lui, ne fait plus de distinction depuis 1998. En effet, un des articles du code pénal, modifié à cette époque, n’interdit plus la diffusion des seules «images» pédopornographiques (par exemple la photographie d’un enfant réel), comme la loi l’avait disposé pendant plusieurs années, mais également des «représentations» (par exemple le dessin d’un personnage imaginaire), que celle-ci soit ou non réaliste. Depuis 2003, l’Observatoire de la liberté de création demande la révision de cet article du code pénal pour lever cette «confusion dangereuse» entre réalité et fiction.
«ÇA PUAIT LA RÉCUPÉRATION POLITIQUE»
Pour l’extrême droite, en pleine période d’élections régionales en 2015, c’est du petit-lait. Marion Maréchal-Le Pen, candidate FN aux régionales en Paca, et Stéphane Ravier, sénateur des Bouches-du-Rhône et maire FN des 13 et 14e arrondissements de Marseille, embrayent rapidement sur le flot d’insultes et de menaces de mort qui mijote alors sur les réseaux sociaux. Stéphane Ravier réunit une petite cen- taine de personnes demandant «la suspension provisoire de toute subvention publique à la Friche», Alain Soral en personne, chef de file du site Egalité et Réconciliation, proche de l’extrême droite, tente d’intimider directement le directeur artistique. Partout dans la fachosphère circulent des montages des dessins exposés au Dernier Cri et des photos de pédophiles. «Certains disaient qu’ils allaient venir brûler mon atelier, d’autres balançaient mon numéro de téléphone sur le Net.» L’organisation qui porte plainte fin 2015 à la brigade des mineurs se dit quant à elle apolitique : Innocence en danger est une association de protection de l’enfance qui a multiplié les attaques en justice envers les artistes ces dernières années : en 2023, cette même association attaquait en justice le Palais de Tokyo et l’artiste suisse Miriam Cahn, mais aussi Bastien Vivès et ses éditeurs, Glénat et les Requins marteaux. Sur le dossier marseillais, d’autres associations de protection de l’enfance se sont bien gardées, elles, de se joindre à l’offensive : «Ça puait la récupération politique à plein nez, se souvient l’une d’elles. Au travers de Pakito Bolino, c’est la Friche de la Belle-de-Mai, comme lieu de liberté, qui était attaquée.» Homayra Sellier, d’Innocence en danger, s’insurge : «La protection de l’enfance n’a pas de couleur politique !»
Dans les milieux artistiques, quelques personnes ont dit à Pakito Bolino : «Tu l’as bien cherché.» Ceux-là ne sont pas proches de l’extrême droite ou des religieux intégristes, mais plutôt de la gauche progressiste. «Si certaines oeuvres sont difficiles à lire, il faut en parler, mais on ne brûle pas les livres !» s’indignait le directeur artistique dans Libération au plus fort de la tempête en 2015. Aujourd’hui, dans son atelier pétaradant de couleurs, il tourne devant nous quelques pages de son anthologie, feux d’artifice de pieuvres aux tentacules multicolores pénétrant des sexes, festival de nonnes chiant des lettres aux formes délirantes, farandoles de filles coupant des bites dans des forêts obscures. Çà et là, des dessins de personnages ressemblant à des gamines sexualisées. Et ici, la représentation d’un viol, n’est-ce pas ? «Ce dessin-là, des gens ont déploré l’horrible vision de la femme qu’il véhiculerait. Il se trouve que c’est une jeune artiste femme qui l’a dessiné.» Encore une fois, répète-t-il, «pourquoi ne pas plutôt en parler ? Et les représentations des meurtres et des guerres, par contre, on s’en fout ? On n’est pas obligé d’aimer Stu Mead mais on n’est pas obligé de l’interdire !»
Le Dernier Cri risquait 10 000 euros d’amende avec sursis. Avec un tel casier judiciaire, assure le président de l’association, impossible de prétendre à des subventions et de continuer à assurer les ateliers de sérigraphie et d’éducation aux images donnés à la Belle-de-Mai. Selon lui, son atelier à la Friche était en jeu, comme la survie de l’asso en elle-même qui, d’expos en microéditions, fait figure de lieu central pour la scène alternative à l’international. «La Friche m’a toujours soutenu, souligne Pakito Bolino. Mais c’est une institution publique, et moi je donne des ateliers à des gosses et à des handicapés… Si j’avais été condamné, ce serait devenu compliqué !»
Ces attaques en justice sont en effet particulièrement difficiles pour des structures fragiles comme la sienne ou comme la maison d’édition indépendante les Requins marteaux, qui comparaîtra bientôt dans le procès Vivès. Cette année, à l’issue de treize ans de procédure, lorsque le Fonds régional d’art contemporain de Lorraine gagnait finalement son procès contre l’Agrif, une association proche de l’extrême droite l’accusant d’avoir exposé des oeuvres à caractère pédopornographiques, la directrice de l’institution Fanny Gonella modérait son enthousiasme malgré la victoire: «Il est important de mentionner que nous avons pu mener ce combat, mais que des structures plus fragiles économiquement, ou des personnes individuelles, n’auraient peut-être pas pu le faire.» Au téléphone, la directrice du Frac Lorraine détaille : «La plaidoirie en cassation coûte à elle seule 5 000 euros environ. En sachant qu’on s’y est pourvu deux fois… Vous imaginez le pouvoir de dissuasion ?»
Pakito Bolino qui, au travers de l’association, avait engagé 8 500 euros de frais d’avocats – aucune indemnité n’est accordée à ce titre par le tribunal –, dit voir les effets directs de ces intimidations au quotidien, en particulier depuis deux ans. «Beaucoup de microéditions, de festivals, de petits lieux alternatifs, ne veulent plus montrer certains travaux.» Aujourd’hui, qui dira encore «un mal pour
un bien» ?