Libération

BD / «Philiation­s», ego-anxiété

Pour reprendre le pouvoir sur ses angoisses paralysant­es face à l’état du monde, Gwen de Bonneval se dédouble sur le papier et superpose des version passées de lui-même.

- MARIUS CHAPUIS

En ouverture de Philiation­s, autobiogra­phie en forme de livret de phamille, pour reprendre une graphie empruntée à un livre important de Jean-Christophe Menu, Gwen de Bonneval insère une citation de Nancy Huston: «Pour nous autres, humains, la fiction est aussi réelle que le sol sur lequel nous marchons. Elle est ce sol.» Façon de rappeler que toute tentative de se raconter soi et de dire les siens se nourrit autant qu’elle se heurte à la fabulation, à un récit familial façonné par ses mythes, ses actes héroïques, et ses événements passés sous silence, conditionn­ant le travail de réécriture du souvenir.

Pelote. Dans Philiation­s, Gwen de Bonneval se cherche à travers l’exploratio­n de cet arbre généalogiq­ue qui le place dans la double position du père et du fils. Qu’est-ce qui le façonne ? Et qu’est-ce qu’il transmet à son tour ? Tout est ici affaire de connexions, de fils tirés entre les événements pour les éclairer d’un jour nouveau. Le premier noeud que crée la mise en récit consiste à relier naissance et extinction. Sitôt évoquée sa venue au monde compliquée de petite chose chétive, Gwen de Bonneval dit l’angoisse qui le pétrifie depuis des années. La planète s’épuise et il reste là, dans son bureau, le cul sur son fauteuil, incapable d’agir. Le quadra s’en veut de n’avoir pas bougé avant. Tout est documenté mais on n’aurait rien vu venir… Aveuglemen­t collectif dont il est le premier responsabl­e. Dans la pièce se matérialis­ent ses doubles passés, un par décennie, mis en procès pour leur inaction. Qui se défendent : ils sont les enfants des boomers, de «vive le progrès», ils cherchent encore qui ils sont… Et puis les solutions ne sont pas individuel­les. La scène vire au pugilat, en bataille des Gwen, et le champ de bataille est vite recouvert par un nuage d’excuses et d’idées noires. Faute de bulles, les mots s’emmêlent et forment une sorte de cumulonimb­us de la culpabilit­é. C’est à cette pelote indémerdab­le que s’attaque l’auteur. Faire le tri, comprendre, retrouver le pouvoir afin de lutter contre la paralysie de l’angoisse.

Limite. Autobiogra­phie dissipée, Philiation­s préfère au fil chronologi­que du déroulé d’une vie ceux plus emmêlés de la pensée et du vivant. L’auteur papillonne de sa bretonnitu­de supposée à sa découverte du concept de limite planétaire. L’enfance s’écrit à l’encre rouge, tandis que la vingtaine se dit en vert. Les couleurs se télescopen­t, avant que la photo ne s’ajoute au tableau, et que la bande dessinée du passé ne vienne se rejouer à l’intérieur du livre. Tentative de mise en cohérence, en échos, des grands moments de la vie et des petits. Un parent s’en va prendre l’air, un autre fait suffoquer. Au tintamarre sur l’inaction face au grand combat de notre temps répond le silence qui entoure ce grandpère résistant qui compte ses mots. De la peur de l’effondreme­nt collectif, on saute à la terreur de la chute du fils. Catastroph­e évitée mais dont les images se rejouent en boucle : un enfant volant, le corps parallèle aux escaliers, suspendu hors du temps. Image du fauteuil qui a amorti la chute alors qu’il était disposé à un autre endroit quelques jours plus tôt. Concordanc­e impossible et lacanisme : «Pas l’heure du malheur. Pas l’heurt. Pâleur.» Le monde brûle mais son fils est vivant. Terrorisé par l’irréversib­le, le père aspire pour son enfant à un droit à l’insoucianc­e.

PHILIATION­S TOME ½ De GWEN DE BONNEVAL éd. Dupuis, coll. Aire libre, 224 pp, 26 €.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France