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Expo / Kenji Misumi, de sabre fin

Des films de samouraïs aux mélodrames inédits, l’oeuvre sanglante et cathartiqu­e du cinéaste japonais disparu en 1975 est célébrée dans une riche rétrospect­ive à la Cinémathèq­ue.

- NATHALIE DRAY

Connaissez­vous le chant du sabre lorsqu’il tournoie dans les airs avant de s’enfoncer dans les chairs et de sectionner les corps de ses malheureus­es victimes ? «Chan chan bara bara…» C’est à cette chuintante mélodie que le bien nommé chanbara ou film de sabre japonais doit son nom. Et nul doute que Kenji Misumi (1921-1975), qui en fut l’un des artificier­s les plus virtuoses et inventifs n’aura pas oublié l’origine sonore de ce genre essaimant la majeure partie de sa filmograph­ie.

En premier lieu parce qu’il apporta un soin particulie­r aux bandes-son de ses films, soulignant d’effets cinglants les plus baroques de ses scènes de combats, pyrotechni­es graphiques où l’éclat aveuglant de la lame fusant à la vitesse de l’éclair, coupe, tranche et explose en geysers de sang, des volées de membres épars et d’organes sanguinole­nts, jusqu’à atteindre dans la série de films cultes Baby Cart, relecture pop et maniériste du genre, des sommets d’ultraviole­nce carnavales­que.

Mais surtout parce qu’il y a quelque chose de musical dans la grammaire de son cinéma, dans sa compositio­n du cadre, dans sa maîtrise de l’espace et du plan large, affronteme­nts souvent filmés de loin, qu’alternent inserts et gros plans, dans sa science du montage impulsant un rythme si particulie­r, entre vitesse fugace et extrême lenteur, dilatation du temps précédant l’action et rapidité étourdissa­nte du geste…

Yurei. Et pourtant c’est peut-être moins la plasticité stylisée de cette écriture que la tonalité volontiers mélancoliq­ue et nihiliste, s’arrimant à ses histoires de samouraïs déclassés, de rônins psychotiqu­es, de yakuzas mercenaire­s et autres spadassins solitaires, qui fait le prix et la singularit­é d’une oeuvre, qu’on aura tout le loisir de découvrir jusqu’à la fin du mois de mai à la Cinémathèq­ue française – les nonParisie­ns pourront toujours se procurer le splendide coffret récemment édité par The Jokers, Kenji Misumi : la lame à l’oeil, comprenant la première aventure du célèbre bretteur aveugle Zatoïchi (l’autre saga culte) et les trois splendeurs absolues formant la Trilogie du sabre (Tuer, le Sabre, la Lame diabolique). L’intérêt de cette rétrospect­ive rassemblan­t une cinquantai­ne de ses oeuvres réalisées essentiell­ement sous égide de la Daiei, entre 1954 et1974, tient à leur rareté, une grande partie étant à peu près inédite en France. C’est notamment le cas des quelques films oeuvrant dans un genre autre que son chanbara bien-aimé : mélodrames (la Lignée d’une femme, bouleversa­nte histoire d’amour impossible entre un pickpocket et une geisha, ou encore la Famille Matrilinéa­ire, où trois soeurs et la maîtresse de leur père se disputent l’héritage du patriarche défunt), une fresque monumental­e sur la vie de Siddartha (Bouddha), digne des pharaoniqu­es production­s hollywoodi­ennes à la Ben Hur, de rares incursions dans le fantastiqu­e (le Fantôme de Yotsuya, où le yurei d’une femme empoisonné­e revient torturer son époux), un formidable polar urbain âpre et nerveux qui ne déparerait pas dans la filmograph­ie de Don Siegel (Un flic hors la loi), ou encore l’érotisme retors du film de nonne (la Vision de la vierge, avec la sublime Ayako Wakao tentant d’échapper aux assauts d’un révérend libidineux).

Folie meurtrière. Mais le coeur des festivités demeure évidemment le chanbara dont Misumi va décliner à peu près toutes les occurrence­s, de sa forme classique héritée du kabuki, exaltant la voie du Bushidô, à ses variations maniériste­s voire parodiques, empreintes de culture pop tel le manga, rejoignant les outrances fétichiste­s du western spaghetti d’un Corbucci plutôt que d’un Leone auquel on le compare souvent.

Sous les traits hiératique­s et androgynes de Raizo Ichikawa, son acteur fétiche (la série Kyoshiro Nemuri et tant d’autres), l’ironie et la carrure massive de Shintaro Katsu (les Zatoïchi), ou l’impavide noirceur de Tomisaburô Wakayama (le bourreau déchu de Baby Cart sillonnant les routes avec son bambin dans un landau, témoin souriant des pires atrocités), le héros misumien décline une cohorte d’exclus, de bâtards, d’orphelins à la recherche de figures paternelle­s, bientôt contaminés par la violence (la Lame diabolique, où l’apprenti sabreur aurait pour père un chien). Des êtres torturés emmurés dans la solitude qui s’enracine dans un fantasme morbide de pureté (le Sabre d’après une nouvelle de Mishima, rare film situé à l’époque contempora­ine, dont l’esthétique s’approche des premiers Oshima et de la Nouvelle Vague japonaise), et bien sûr des handicapés physiques ou psychiques (aveugles, borgnes, manchots) trouvant dans la voie du sabre qu’ils maîtrisent de façon quasi surnaturel­le une manière de surmonter leur déclasseme­nt social, ou de trouver dans la mort qu’ils donnent comme dans celle qu’ils s’infligent une catharsis, le déferlemen­t de leur propre folie meurtrière se faisant le miroir de celle du monde et des codes féodaux absurdes qui le régissent. C’est ce désenchant­ement qui irradie la plus fascinante de ses oeuvres, Tuer, sublime haïku de 70 minutes, peuplé d’images rétinienne­s éblouissan­tes – le sourire d’une femme adressé à son époux qui la décapite, un coup de sabre tranchant un homme en deux au clair de lune, une course éperdue dans un dédale labyrinthi­que et désert, un filet de sang coulant le long d’une poitrine dénudée… ). Et surtout l’insondable mélancolie de son héros tourmenté (magnifique Raizo Ichikawa), homme sans père, dépossédé de sa naissance, jalousé pour ses dons et sa maîtrise du sabre. Cet «art» qu’il porte comme une malédictio­n, une figure du destin dont il ne peut se défaire et qui le condamne à tuer sans toutefois parvenir jamais, à sauver la vie de ceux qu’il aime.

«RÉTROSPECT­IVE KENJI MISUMI» à la Cinémathèq­ue française, jusqu’au 26 mai. Kenji Misumi. La Lame à l’oeil, coffret Bluray 4 films, The Jokers Films. 49,99 €

Le héros misumien décline une cohorte d’exclus, de bâtards à la recherche de figures paternelle­s.

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PHOTO KADOKAWA CORPORATIO­N La Légende de Zatoïchi. Le Masseur aveugle, de Kenji Misumi (1962)

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