Photo / «Les Années déclic», la mémoire qui flashe
Romy Schneider sur un tournage, Jean-Luc Godard solitaire, salariés en colère… Les reportages de jeunesse de Raymond Depardon, librement commentés par le journaliste Gérard Lefort, ont été rassemblés dans un beau livre ainsi qu’une expo.
Donc c’est possible de concevoir un livre de photos très bien imprimé mais qui, par son format et sa couverture souple, échappe à la catégorie barbante et pesante du beau livre, arme par destination de choix. Donc, ça existe un livre de photos qu’on veut garder à porter de main – et avec lui l’effervescence intime qu’il contient – pour ne jamais perdre Romy Schneider de profil en apesanteur sur une échelle sur le tournage de l’Enfer, le film inachevé de Clouzot en 1964,
Bardot fumant une clope nonchalamment comme n’importe qui sur un quai de gare désert avant de s’engouffrer dans un wagon-lit, ou encore les éclats de rire jumeaux de Truffaut et Léaud sur le tournage des Deux Anglaises et le Continent en 1971, deux sourires comme celui du chat de Cheshire dans Alice au pays des merveilles.
Rêverie. Ce ne sont que trois exemples. Les Années déclic rassemble une centaine de photos d’un très jeune reporter nommé Raymond Depardon qui, équipé d’un Rolleiflex et d’un scooter de la marque Rumi, file dans la ville afin de capter l’éveil d’un monde, aussi bien une inconnue brune au milieu d’une pléthore de jeunes filles nommée Catherine Deneuve que des manifestants devant le siège du patronat français tandis qu’une Rolls Royce passe, provocante. On l’aurait peut-être à peine remarqué si… S’il n’y avait les textes de Gérard Lefort, qui en quelques lignes, capte le détail incongru, celui qui se détache de la photo et soudainement renouvelle la vision, incite à y revenir, suscite la rêverie. Le regardeur journaliste, qui longtemps travailla à Libération, où il inventa entre autres la rubrique «Regarder voir», commentaire libre chaque semaine d’un cliché publié dans le journal, imagine comme la voix off des photos, leurs pensées secrètes, souligne le bras mystérieusement bandé de Malraux, alors ministre de la Culture et pas franchement joyeux, l’intensité du regard de Chantal Akerman, ou la solitude habitée d’Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard : «La photographie pourrait être tombée d’un de leurs films. Une lumière crépusculaire, un arrière-plan nocturne. Leur isolement dans le cadre n’est pas un leurre mais un manifeste. Elle n’est pas sa muse, il n’est pas son mentor. Leur solitude est un dialogue. Ensemble l’un pour l’autre, l’un avec l’autre.»
Effervescentes. Cadrage impeccable, ces photographies sur lesquelles le regard reste, ne s’affole pas, donnent le sentiment d’avoir été prises à toute vitesse presque sans y penser. Aucune pose, quasiment pas de regard frontal : ce sont des reportages, même et surtout lorsqu’il s’agit de vedettes ou de têtes couronnées, saisies dans des moments d’une intimité paroxystique –Dominique Sanda, madone solitaire, assise sous un arbre imposant en tête à tête concentré avec son nouveau-né sur le tournage de l’Impossible Objet de John Frankenheimer en 1972 ; Isabelle Huppert, cheveux courts, période Passion de Godard suppos-et-on, repliée sur le canapé d’un hôtel comme dans un songe ; Catherine Ringer qui cherche en pianotant une mélodie tandis que Fred Chichin, allongé dans l’obscurité, paraît la scruter. Effervescentes intimes, donc. Comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, une trentaine de ces photos sont exposées à la Galerie Cinéma jusqu’au 12 juin. L’accrochage sans légende aiguise le regard: Jean Seberg et Romain Gary, regard perdu: «Ils n’ont pas besoin de dire qu’ils s’aiment même si Gary feint l’indifférence. Le bonheur est dans l’image. Dix ans plus tard, Jean sera morte et Gary brisé.»
LES ANNÉES DÉCLIC DE RAYMOND DEPARDON ET GÉRARD LEFORT aux éditions du Seuil.
«LES ANNÉES DÉCLIC» jusqu’au 12 juin à la Galerie Cinéma au 26, rue Saint-Claude (75003).