Du studio au palace
En déclin depuis une vingtaine d’années, les studios d’enregistrement retrouvent leur attractivité, notamment en France avec une nouvelle génération de studios au positionnement haut de gamme.
Studios Rue Boyer, l’adresse est dans le nom. En partie. Pour le numéro, il ne faudra ni compter sur Internet ni sur une quelconque indication à trouver sur place, dans cette rue du XXe arrondissement parisien connue pour abriter deux salles de concerts, la Bellevilloise et la Maroquinerie. L’espace, équivalant à une grande maison, est invisible depuis l’extérieur. Une discrétion qui tranche avec l’attention dont il bénéficie. En un an, il s’est imposé comme l’un des studios musicaux les plus en vue dans le monde, meilleur studio du monde, même, selon les TEC Awards, distinction décernée en janvier par des professionnels du son en Californie. Rosalia, Diplo ou Kid Cudi sont venus y enregistrer, Pharrell Williams y a déjà ses habitudes, ainsi que quelques producteurs qui façonnent la pop actuelle, tels Jack Antonoff ou Noah Goldstein. Que viennent-ils chercher dans cette rue éloignée des adresses où ils ont leurs habitudes lorsqu’ils sont de passage à Paris, pour un concert ou une fashion week? Maxime Le Guil et Victor LevyLasne, les deux fondateurs, ne sont pas réticents à le montrer.
Caves et des câbles blindés
«Le plus important, c’est l’inspiration qu’un lieu comme celui-ci peut
amener.» Damien Quintard Ingénieur du son à Miraval
A l’origine de Mix with the Masters, un programme de master class lancé il y a quatorze ans, qui leur a permis d’aller à la rencontre des pontes de la production musicale et de se constituer un solide réseau, ces deux passionnés de son, anciens élèves de Centrale Lyon, ont fini par ouvrir leur studio rêvé. Un lieu chaleureux et raffiné, comprenant des logements, où l’ancien se mêle au moderne, et où l’attention a été apportée à l’acoustique et à l’équipement sonore, mais également à l’esthétique, au mobilier, et plus encore à l’électricité, transitant par des transformateurs installés dans les caves et des câbles blindés, afin de l’obtenir sous sa forme la plus pure. «C’est peut-être l’élément le plus important pour obtenir un son de qualité», assure Maxime Le Guil, qui concède néanmoins qu’un «studio avec ce niveau d’exigence n’a pas de sens dans une économie rationnelle».
On pourrait même se demander si, de façon plus générale, un studio en a encore. Car depuis une vingtaine d’années, ils ont été plus nombreux à fermer leurs portes qu’à les ouvrir, mis à mal par l’avènement des home studios et la démocratisation des outils de production musicale, ainsi que par la chute des revenus de l’industrie du disque amenant à des coupes franches dans les budgets enregistrement. «Et ceux qui sont restés ouverts sont souvent fatigués», déplore la chanteuse de jazz américaine Melody Gardot, tombée sous le charme des studios Rue Boyer depuis qu’elle y a enregistré un titre
cette année. Elle en vante le cadre «bobo-chic», le toit-terrasse, la discrétion, mais surtout le confort de travail. «Beaucoup de studios importants dans les années 80-90 sentent littéralement le renfermé et ont du matériel qui fonctionne mal. Le vintage, c’est très cool, mais quand ça marche.»
Les studios Rue Boyer ne sont toutefois pas les seuls à contrecarrer ce déclin. Fin 2022, la réouverture des mythiques studios Miraval, situés dans le Var, où avait notamment été enregistré The Wall de Pink Floyd, eut un certain écho médiatique. En premier lieu, par l’identité de leur propriétaire, l’acteur américain Brad Pitt, mais aussi grâce à la refonte très haut de gamme de ce lieu situé au coeur d’un domaine de 900 hectares, qui a rapidement attiré des grands noms de la musique. Travis Scott, Sade ou Justice, pour citer ceux dont on connaît l’identité. Car d’après Damien Quintard, ingénieur du son responsable des studios, «le grand public n’est conscient que de 0,5% des artistes qui viennent à Miraval», où, précise-t-il, le plus important est la confidentialité. Il reconnaît lui aussi qu’ouvrir un studio de nos jours, «ça peut faire peur». Un artiste peut désormais tout à fait s’en passer, selon lui. «En matière d’équipement, tout le monde peut avoir facilement une qualité formidable. Avec un ordinateur et une petite carte son à 50 dollars, on peut faire un album qui gagne 14 Grammys comme Billie Eilish. Donc pour moi, cette idée qu’il faille avoir une énorme console et les meilleurs micros du monde pour réussir un album n’est plus d’actualité. Et c’est pour ça qu’on a décidé de faire un studio différent, qui ne ressemble pas aux autres. Bien évidemment, on a un matériel incroyable, une sublime console des années 70, tout est analogique, mais le plus important, c’est l’inspiration qu’un lieu comme celui-ci peut amener. C’est ce que les artistes viennent chercher.» Une inspiration qui passe par le cadre, apaisant, luxueux, et par la lumière, omniprésente à Miraval, contrastant avec l’absence de fenêtres propre à la plupart des studios d’antan, et s’accordant sans doute mieux avec une nouvelle génération d’artistes plus encline à carburer au jus détox qu’au bourbon.
Séminaires de composition
Un «havre de paix» propice à la création, c’est aussi ce qui a motivé Luke Aaron Clark, un ingénieur du son anglais, à ouvrir il y a trois ans Flow Studios, à Chailland, un village en Mayenne, un endroit où, dit-il, on peut «tout oublier sauf l’enregistrement». Ou même ne pas enregistrer, puisqu’il arrive que des maisons de disques y organisent des séminaires de composition, pendant lesquels un artiste s’isole avec des paroliers ou des beatmakers pour une ou deux semaines. Pour cette raison, ajoute-t-il, «il est crucial de proposer un lieu spacieux et décoré avec goût, un service traiteur flexible et irréprochable, des activités extérieures ressourçantes. Il faut proposer une expérience.» Chambres, gastronomie, service de conciergerie de luxe, une façon aussi pour ces studios résidentiels de se démarquer des home studios qui tendent aussi à aller vers le haut de gamme.
En France, la société Red House Acoustics s’est spécialisée dans le domaine. Elle a notamment réalisé des studios personnels pour -M-, DJ Snake ou Kungs, pour lequel l’accent est souvent mis sur le confort et l’esthétique. «L’acoustique, on n’en parle presque pas finalement, avoue Lucas Medus, le fondateur. C’est acquis. Si on nous commande un studio, il doit être isolé et il doit sonner. Ce que recherchent nos clients, c’est de se sentir hyper bien dans leur espace.»
Une «boîte dans la boîte»
Des aménagements réalisés au domicile des artistes ou dans des locaux commerciaux, qui peuvent monter à 6000euros du mètre carré, pour une «boîte dans la boîte». La demande est croissante. «On conçoit entre dix et quinze projets par an. Il y a dix ans, c’était deux ou trois.» Lucas Medus n’y voit pourtant pas forcément une concurrence avec les studios commerciaux, du moins avec les plus gros. «Avec les ordinateurs, on peut vraiment composer un morceau entièrement chez soi, mais on passera en studio pour remplacer la batterie un peu cheap de l’ordinateur par un vrai musicien, pour enregistrer des cordes.»
Maxime Le Guil, des studios Rue Boyer, note de son côté : «On sent que les artistes et les labels veulent monter le niveau de la production. Il y a de plus en plus d’éléments acoustiques dans le hip-hop et le R&B. On l’entend chez Kendrick Lamar, Rosalia, Beyoncé. En France, c’est en train d’arriver ; le dernier album de Lomepal était plus acoustique. C’est peut-être un effet post-Covid, mais il y a aussi un retour à la musique enregistrée ensemble, une envie de ne plus enregistrer les instruments un à un, mais de créer une connexion entre les musiciens dans une même pièce. On le retrouve chez Pharrell, Frank Ocean ou Omar Apollo. Je ne sais pas si c’est mieux ou moins bien, mais en tout cas on répond à cette envie.»
Une envie que la situation financière de l’industrie musicale, meilleure qu’il y a dix ou quinze ans, permet également. Peut-être pas le retour d’un âge d’or, celui des années 70-80, «quand les câbles dans certains studios étaient faits avec une composante d’or tellement importante qu’ils valaient plus de 1000euros du mètre», mais de quoi entrevoir au moins un âge avec de l’argent. «Grâce aux plateformes de streaming, l’industrie musicale a retrouvé des niveaux de revenus similaires à ceux des années90, poursuit son associé Victor Levy-Lasne. La redistribution de l’argent, c’est un autre débat, mais en tout cas la musique enregistrée génère à nouveau de l’argent.» Et cela se ressent. Les maisons de disques sont moins réticentes à investir dans des sessions en studio dont les prix à la journée comptent quatre chiffres. Nuitée non comprise.