Franz Bartelt La vie en prose
Rencontre dans les Ardennes avec le romancier et diariste qui publie «Singeries» après un florilège de son Journal, réservoir gigantesque pour une oeuvre polymorphe.
Entre la gare de Charleville-Mézières et Nouzonville où il vit, Franz Bartelt signale plein de choses, la place Ducale qu’on ne verra pas à cause des travaux, les allusions à Arthur Rimbaud, l’architecture des logements créés par la sidérurgie, le buste de Jean-Baptiste Clément, l’auteur du Temps des cerises qui n’a de statue qu’ici, à l’entrée de «Nouzon», 6 000 habitants, où les usines ont fermé, «il n’y a plus que du chômage». On est à la fois au nord et au sud, ce qui demande explication. Nous nous trouvons au nord de la France, mais au sud pour la Belgique dont la frontière est proche.
On ne quittera pas l’ambiance du Journal de Franz Bartelt, dont L’Arbre vengeur a publié il y a quelques mois un florilège, Almanach des uns, des unes et des autres, en attendant d’entamer une publication exhaustive. Note du 21 février 1989 : «Ecrire, c’est d’abord être attentif.» L’écrivain habite une maison du XIXe, elle était en ruine, «j’en ai manié des tonnes de ciment». Il y a deux entrées. L’une ouvre sur un jardin ravissant. De l’autre côté, on aperçoit des broussailles et, au-delà, la forêt. C’est la vue que l’écrivain a de son bureau, sous le toit. Le 19 mars 1999, il explique à quel point, pour lui qui a quitté l’école à 13 ans et observé le dédain des bacheliers pour les basses besognes, travail manuel et activité intellectuelle se combinent. Vingt-cinq ans plus tard, il continue de faire le ménage et la vaisselle, repasse (porte des t-shirts faute de savoir repasser les chemises), écrit, cuisine. Mais les poires dans le four sont l’oeuvre de sa femme. Chute de la note de 1999 : «Je ne suis pas client de ce qu’il faut avoir vu, lu, entendu. L’actualité c’est le printemps dans le jardin, pas le livre qui paraît au mois d’avril.» Le printemps est sa saison préférée. Ce mois d’avril paraît Singeries.
«Un numéro de danse molle»
Dans la classe de Mlle Cochon arrive un nouveau, Youpe Laboume. «Personne n’a osé ricaner. Mlle Cochon n’aime pas qu’on se moque des noms propres.» On ne se moque que de Durand Pierre. Parmi les élèves, une Quatrefesse et un Morzifor. Laboume, installé au fond à côté du narrateur, Emile Cacasse, est un élève modèle avec un défaut : à chaque compliment il saute sur les tables. Ce comportement simiesque, qui lui a valu de se faire renvoyer de seize établissements, est un trait de famille. Chez les Laboume, la grand-mère accrochée au lustre prépare «un numéro de danse molle» avec trois cousins de Youpe. Ils feront un tabac le jour de la représentation, supplantés cependant par une troupe de singes jouant les humains accablés.
Auprès de son ami, Emile Cacasse développe le goût de la lecture, apprend par coeur des poèmes de Jules Laforgue et le Cid en entier ; ce fut un exploit du jeune Bartelt lui-même. Quant à l’amour de la lecture, il lui est venu tôt, avec la mythologie grecque et sans passer par les livres
pour enfants. Sans non plus passer par les bibliothèques de prêt, car, dit-il, «rapporter les livres qu’on a lus, ce serait comme rapporter ses photos de vacance chez le photographe». Livres de poche, d’occasion, achetés lorsqu’il travaillait la nuit sur les chantiers, trouvailles des brocantes. Franz Bartelt n’a pas de portable, mais quand il s’absente il emporte sa liseuse. Il a essayé de conserver tous les livres qu’il a lus. Il s’est juste débarrassé de cageots entiers de Fleuve noir, collection «Spécial Police», avalés par trois ou quatre «quand ça n’allait pas». A présent, quand il y a de la neige, du brouillard, «le dimanche après-midi j’allume un grand feu, je me mets dans le fauteuil, et je prends un Simenon, une bouteille de bière bien fraîche, ou pas fraîche si c’est une trappiste. Je suis bien. J’ai l’impression d’être arrivé».
Pourquoi ne pas faire ça en semaine? Franz Bartelt : «La semaine, je travaille. Le dimanche après-midi, je ne vais pas dans mon bureau.» Chaque jour, sauf le dimanche, donc, l’écrivain est à sa table à 5 h 30. Il termine à 18 heures. «Je viens de l’industrie» est sa formule. Marié, père de famille, il est entré en juillet 1969, à 19 ans, dans une papeterie industrielle. Il en est sorti en juillet 1984. Depuis l’adolescence il écrivait, et n’a plus fait que ça, avant de publier dix ans plus tard. «J’ai reproduit le schéma de l’usine. Pendant quinze ans, je suis arrivé à l’heure, je suis parti à l’heure. Je n’étais pas tire-au-flanc. A Boulzicourt où on habitait, mon père, qui était menuisier, partait le matin à vélo, il n’a jamais manqué une journée de travail.» Contrairement à ce qu’on lit parfois, Franz Bartelt n’est pas né dans les Ardennes, mais aux Andelys (Eure), le 7 octobre 1949, d’un père allemand et d’une mère normande qui ont déménagé dans l’Est quand il avait 3 ou 4 ans. Il a conservé des images de sa petite enfance, de ses grands-parents à Langrune (Calvados), il y est revenu régulièrement, est allé rendre hommage à Antoine Blondin à Villerville – «Blondin, Vialatte, Marcel Aymé, des stylistes hors pair». Parmi les diaristes, il cite Paul Léautaud, dont il relit intégralement le Journal tous les dix ans, Jules Renard, les Goncourt, et Léon Bloy, «génial dans sa férocité». Mais lui, Bartelt, la méchanceté n’est pas dans ses cordes.
Le journal, à quoi il s’attelle chaque matin, évite les jugements de valeur. De ce gigantesque réservoir de prose il a tiré la matière de recueils de nouvelles, d’essais, de chroniques. Petit Eloge de la vie de tous les jours (Folio, 2023): un tel titre définit l’ensemble. Les chiffres qui ont remplacé les aiguilles («Zéro heure, l’heure du crime»), l’abus de pouvoir des gens déprimés, les stratégies des Français penchés sur un menu, la condamnation d’une mère de famille pour vol de nourriture, l’inculture revendiquée de l’époque, un tract comique, l’inhumation du Commandant Cousteau «qui se ferait en présence du corps», la mort de Coluche, de Gainsbourg… Rien d’intime, rien que le temps, les saisons qui passent. «Les parasols sont en solde, ça sent l’automne» est le genre de formule que l’auteur attrape au vol. L’ensemble n’était pas destiné à la publication. David Vincent, à L’Arbre vengeur, «est tenace, à partir du moment où je lui en ai parlé, il ne m’a plus lâché», raconte Franz Bartelt. Il dit ne pouvoir travailler avec un éditeur que s’il s’agit d’un copain. Il écrivait des pièces pour France Culture quand il a envoyé un manuscrit chez Gallimard, sans doute les Bottes rouges. «Je suis tombé sur le bon lecteur, Jean-Marie Laclavetine, ça a été la chance de ma vie.» Laclavetine lui demande d’envoyer autre chose, «qui fasse davantage premier roman». Franz Bartelt envoie cinq manuscrits. Ils seront tous publiés par Gallimard. Les Fiancées du paradis paraît en 1995, salué ici même par Michèle Bernstein.
Nom dans une nécrologie
Il ne publie rien qui vienne d’être écrit. Il va de l’avant, boucle ses fictions, engrange. Singeries, si charmant, si actuel, est un texte vieux de quinze ans. Pareil pour les romans policiers. Le dernier en date, Un flic bien trop honnête (Seuil, 2021), a en réalité vingt ans. Après lui avoir donné un «Poulpe», Franz Bartelt a dit à Gwenaëlle Denoyers, des éditions Baleine : «Demandez-moi ce que vous voulez». N’aimant pas les commandes par peur de décevoir, il ne prenait pas de risque, un seul «Poulpe» par auteur est la règle. Là-dessus, Gwenaëlle Denoyers part diriger la collection Seuilpoliciers. Franz Bartelt est un homme de parole. Il est allé rechercher Hôtel du Grand Cerf, écrit dans les années 90 (prix Mystère de la critique en 2018). On y croise l’homérique Vertigo Kulbertus, Vertigo en référence à Hitchcock, Kulbertus, un nom relevé par Bartelt de passage à Liège, dans une nécrologie. Deux décennies plus tard, un universitaire liégeois téléphone, s’étonnant de ce personnage qui porte le nom de son frère policier.
Vers 18 ans, Franz Bartelt a établi une charte qu’il allait respecter sa vie durant. Pas de date, pas d’allusion à un événement, pas de sujet ou d’histoire qui aurait pu être traité de manière journalistique, pas de sociologie ni de psychologie. Rien de réaliste. La façon de tuer des criminels devait être impossible. «Les personnages créent la situation et plus l’histoire est extraordinaire, plus l’écriture doit être tenue.»
Cinq semaines pour écrire un roman, une seule pour le polar le Jardin du bossu (Gallimard, 2004), cette merveille : «Je n’avais pas mon quota cette année-là. Il me manquait 187 pages.» A présent, Franz Bartelt n’écrit plus de roman. «Le Covid a tout changé. Je n’ai rien contre Macron mais il s’est comporté comme un tyran en nous imposant de rester à la maison. La forêt est de l’autre côté de la rue, on ne pouvait pas y aller, les flics attendaient à la sortie du bois. On a raté deux saisons de champignons. J’en garde un souvenir abominable. J’ai tout arrêté. J’en ai profité pour mettre de l’ordre, j’ai retrouvé et relu tous les romans avant le premier publié. Ils sont propres. J’ai de quoi faire cinq recueils de nouvelles.» En comptant les pièces pour le théâtre et la radio, la bibliographie de Franz Bartelt est de 130 titres.