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«La traduction, c’est quelque chose de tout à fait charnel» Rencontre avec Josée Kamoun

- Par CharLine Guerton-DeLieuVin

C’est une enfant du rock, de cette musique qui a fait de la protestati­on politique ses riffs, et de l’anglais sa mélodie. Elle l’a découvert avec Fats Domino, Bob Dylan et Elvis Presley. Mais c’est surtout grâce aux Rolling Stones que Josée Kamoun en a fait sa langue. Elle a déchiffré les mots en s’époumonant sur The Last Time – son premier 45 tours acheté à 14 ans – et en allant l’été suivant à leur concert à Marseille. «A ceux qui se demandent, écrit-elle dans son Dictionnai­re amoureux de la traduction, qui pouvaient bien être les gamines hystérique­s

nd hurlant leur amour absolu […] aux pop stars, je peux répondre avec confiance : “C’était moi.”» Car le rock, c’est d’abord une attitude, celle de la contestati­on pour trouver sa voix. «En bons adolescent­s passableme­nt révoltés, on va toucher en 1968 notre “capital hormonal” pour citer Philip Roth. Et ça, c’est associé à l’anglais» dit-elle assise chez elle, tout en noir en tailleur sur un tapis blanc, entourée de divans aussi immaculés et un thé à la main. Mick Jagger est une des raisons de son intérêt ; sa grand-mère angliciste, une autre. «C’est peut-être une associatio­n baroque.» Mais la langue anglaise était déjà en elle. «Elle me manquait sans que je le sache, note-t-elle page 146. Je ne l’ai pas apprise, je l’ai recouvrée, et ne cesse à ce jour de la recouvrer» en devenant passeuse de Jack Kerouac, George Orwell, Jonathan Coe, Philip Roth…

Rythme. L’heure est plutôt à la bossanova en cette fin d’après-midi. Sa tête se balance légèrement. «C’est bien?» demande-t-elle. On acquiesce. Etre traducteur, c’est avoir le tempo dans la peau. «Tout vient de là», explique-t-elle en montrant son ventre. «Le rythme des auteurs je l’entends et le ressens», elle précise que c’est «quelque chose de tout à fait charnel». On le comprend dans l’histoire qu’elle nous raconte : «Quand j’étais enseignant­e en classe préparatoi­re à Henri IV, les élèves organisaie­nt en fin d’année un spectacle. Une fois, une jeune fille annonce qu’elle va interpréte­r au piano l’Appassiona­ta de Beethoven. Je l’aperçois dans le public, longue et fine, et me questionne sur sa technicité. Que sait-elle si jeune de Beethoven ? J’ai envie de lui dire “qui t’as rendu si vain, toi qu’on a jamais vu les armes à la main” [le Cid, acte II, scène 2]. Elle prend ce piano.

Elle n’a certes pas la maîtrise ou l’a très peu mais elle l’arrache parce que ça sort, ça jaillit en elle.» Comme le rock. «On a la gorge nouée et les larmes aux yeux. Tu as 18 ans et tu l’arraches. Bravo. Quand j’ai commencé à traduire Roth, je n’avais pas 18 ans, mais je l’ai arraché.»

Dans sa bibliothèq­ue, au milieu des monographi­es sur Léonard de Vinci ou Joseph Turner, est posée une photograph­ie de trois vieilles femmes fumant la pipe. Leur regard se porte au loin et leur peau ridée semble lisse. «Si j’étais une artiste, je serais une photograph­e», avoue-t-elle. Ses production­s auraient sans doute les aplats de couleurs d’Harry Gruyaert qu’elle apprécie: un rouge lumineux, un vert électrisan­t, des choix tranchés, comme sa traduction (elle a mis au présent 1984 de George Orwell). Elle aime Cremorne Gardens de James McNeil Whistler pour ses costumes évanescent­s et son crépuscule. Elle l’associe à Henry James. Est-ce son syndrome de Stendhal ? «Ça ? C’est un truc pour les symboliste­s misogynes, ceux que j’appelle la confrérie des célibatair­es», avant de se rétracter: «Il y a quelques années, à Syracuse, j’étais sur une vaste place quand je me suis évanouie. Trop de beauté, c’est vertigineu­x. Maintenant, je n’ose plus me moquer.»

Josée Kamoun sait que la traduction est une (longue) cohabitati­on entre ses langues maternelle et secondaire, pas toujours heureuse. Ce n’est pas son cas. Son Dictionnai­re amoureux revient en partie sur son expérience, sans en faire «un état des lieux». L’idée lancée lors d’un déjeuner chez des amis le jour de la Saint-Valentin par Jean-Loup Chiflet, «l’auteur de Sky my Husband» l’a séduite. «Tous les deux, dans des fauteuils, nous parlions des dictionnai­res amoureux. “Vous devriez en faire un sur la traduction”, lui dis-je. Ça m’a traversée l’esprit sans aucune arrière-pensée. Il me répond: “C’est

«Je ne peux pas convertir les graphies d’accents sudistes

de ce roman en marseillai­s Pagnol.

Ça serait particuliè­rement

mal ajusté.»

pour vous.”» Elle fait les choses dans l’ordre en commençant par la lettre A «pour poser de manière frappante les enjeux» de la profession. L’entrée est consacrée au conte des Mille et Une Nuits sous son titre arabe Alf Layla, wa Layla. L’intrigue: «le sultan Schahriar, trompé par son épouse, décide de prendre pour femmes toutes les vierges du royaume, de les déflorer le soir et de les décapiter le lendemain matin. Le pays s’en émeut de jour en jour, mais la belle et sage Schéhéraza­de, fille du vizir, demande à son père de lui laisser tenter sa chance […]. Séduire ou périr.» Tel est le cas de la traduction, oeuvre de l’écart et du quotidien. «Elle est dans les séries, les publicités» et dans l’absence de paroles. La langue des signes,

nd 19 e entrée («Silence, on signe»), estelle celle du corps et du silence ? «Vous penseriez qu’une grande table de sourds, c’est le silence total. Pas du tout. Ça jacasse.» Pourtant il n’y a ni morphèmes ni phonèmes, tout repose sur le mouvement pour «répondre aux fonctions de la langue comme la moquerie, le jeu de geste, les subtilités».

«Clins d’oeil». L’oralité est dans la rue, en terrasse de café où Josée Kamoun s’installe de temps en temps «pour laisser traîner une oreille et entendre la langue comme elle se parle là maintenant tout de suite». Elle écoute et écrit, met sa traduction en accord avec le souffle de l’auteur. Ou du moins essaye de s’en approcher, non sans heurts dans le Tonneau magique, la nouvelle de Malamud (Rivages, 2018) ou dans le dernier Richard Ford sur lequel elle travaille. «Je ne peux pas convertir les graphies d’accents sudistes de ce roman en marseillai­s Pagnol. Ça serait particuliè­rement mal ajusté.» Conséquenc­e : «La complicité est perdue car vous ne pouvez pas toujours restituer les clins d’oeil faits au lecteur.» Elle doit la retrouver ailleurs, dans «des attaques, des reprises, des ralentisse­ments, des accélérati­ons, des rugosités, des fluidités». La langue vous colle à la peau et vous métamorpho­se sans ruptures ni difficulté­s, si possible pour au bout du compte être une fusion «des auteurs que j’ai traduits occasionne­llement mais dont je sais que je ne suis pas eux, pour ces amis qui m’ont aidée, pour ces élèves qui m’ont portée. Je suis faite de tous ces bouts».

JOSÉE KAMOUN DICTIONNAI­RE AMOUREUX DE LA TRADUCTION DESSINS D’ALAIN BOULDOUYRE.

PLON, 560 PP., 29 € (EBOOK : 19,99 €).

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Josée Kamoun, chez elle à Saint-Ouen, le
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PhOtO CaMille MCOuat

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