En lettres majuscules Hervé Le Tellier redonne vie à un résistant mort à 20 ans dans la Drôme
On lui tend une petite boîte en carton, de la taille d’une carte postale. Elle contient «les poussières» d’une vie. Ce n’est pas grand-chose, et c’est tout. Elle libère des images, celles d’un jeune homme en équilibre sur un cheval ou enlaçant sa fiancée. Elle révèle un certificat de travail d’apprenti aux Céramiques de Dieulefit daté d’avril 1943. Elle fait exhumer aussi un fume-cigarette en laiton fabriqué «à partir d’une cartouche sans doute tirée par un Mauser». Ces menus objets représentent un legs du passé. Quatre-vingt ans ont fui depuis la disparition de leur propriétaire. Son prénom, André, est maladroitement scotché sur le contenant. On imagine l’allégresse rentrée d’Hervé Le Tellier qui l’a prise comme un trésor. D’André Chaix, il savait si peu. C’était d’abord un nom gravé en majuscules dans le crépi grège de son acquisition – il avait rêvé d’une «maison natale»– au hameau de La Paillette dans la Drôme provençale. C’était un nom pris dans la liste du monument aux morts de Montjoux avec ces dates, mai 1924-août 1944. Une mort à 20 ans, c’est toujours un choc.
Chars. «Je n’écrirai pas que ce texte était une “évidence”, une “obligation”, ou une “obsession”. A son ami Oskar Pollak, Franz Kafka dit qu’“un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous”. Il parle de lectures, plus que d’écriture. Disons que pour moi, parler avec simplicité d’André Chaix est devenu nécessaire.» Avec une grande simplicité, l’auteur de l’Anomalie (2020), un Goncourt à plus d’1 million de ventes, retisse la brève trajectoire d’André Chaix, tombé à Grignan le 22 août 1944 avec cinq autres résistants du détachement FTP du 3e bataillon Morvan et deux civils, face à une colonne de chars allemands. Ce portrait qui s’esquisse au fil des pages redonne vie à ce garçon athlétique, qui avait une «gueule». «Une tête d’acteur, même. Quelque chose de Jean Gabin jeune, ou de Burt Lancaster, pour les choisir dans cette époque, ou d’un Marlon Brandon, qui fêterait ses cent ans lui aussi cette année.» L’avenir est radieux quand on aime «follement» Simone.
Les deux tourtereaux se sont peut-être embrassés sur du Glenn Miller ou du Billie Holiday, peut-être sont-ils allés voir la Fin du jour de Julien Duvivier ou les Inconnus dans la maison d’Henri Decoin au cinéma l’Eden de Dieulefit et danser dans les soirées avec insouciance. Quand on dispose de quelques photos en noir et blanc crénelées avec de petits mots griffonnés au dos, on a envie d’en imaginer davantage, et Un nom sur le mur avance par reconstitution et par association.
Amnistie. Quand Le Tellier a ouvert la boîte, un ange en est sorti et avec lui d’autres personnages et toute une époque. Bien sûr, d’abord Simone, et son père, Célestin Reynier, résistant lui aussi, mort deux mois avant André, assassiné par les Allemands près du massacre impuni de Valréas; «de toute façon, après la loi d’amnistie du 6 août 1953 sur les crimes ou faits de collaboration, il n’y a plus dans les prisons françaises un seul condamné pour des délits liés à l’occupation». L’écrivain lève un à un des voiles dans une tonalité méditative qui parle aussi à notre présent, l’engagement des jeunes Allemands dans le nazisme, la vie dans le maquis, des héros «ordinaires» comme Marguerite Soubeyran, dont l’école de Beauvallon à Dieulefit hébergea des centaines d’enfants, juifs pour beaucoup, ou des personnalités oubliées, Henri-Pierre Roché qui écrivit en 1941 le premier paragraphe de Jules et Jim aussi à Dieulefit, en 1941, et qu’ont dû croiser André et Simone.
De nombreux écrivains ont eu le désir d’écrire sur des anonymes engloutis dans les orages de l’histoire. On songe en premier lieu à Dora Bruder chez Patrick Modiano (Gallimard, 1997), le résistant «X» des Imprudents d’Olivier Bertrand (Le Seuil, 2019) et Estelle Moufflargue, une jeune fille déportée le 28 octobre 1943 à Auschwitz sur laquelle Bastien François a mené une enquête minutieuse parue en janvier (Retrouver Estelle Moufflargue, Gallimard). L’orpheline habitait 89, rue Caulaincourt, à quelques immeubles de chez lui dans le XVIIIe à Paris. Pourquoi Estelle Moufflargue? «J’ai chaque fois répondu la vérité : par hasard», écrit Bastien François, qui dit avoir perdu accidentellement son frère cadet de 21 ans. «Je connaissais cette douleur, elle m’était familière, même s’il m’a fallu plusieurs semaines pour mettre des mots dessus.» Le hasard remue parfois notre histoire, même si le fil est ténu. Piette qu’a aimé Hervé Le Tellier s’est suicidée à 20 ans. «Mourir à vingt ans relie bien sûr André à Piette.» •
HERVÉ LE TELLIER
UN NOM SUR UN MUR GALLIMARD, 176 PP., 19,80 € (EBOOK : 13,99 €).