Libération

Coton colon Antonio Lobo Antunes revient en Angola par temps d’insurrecti­on

- Par FRÉDÉRIQUE FANCHETTE

Comment rendre fou ou folle un·e censeur·e? Lui confier le dossier «António Lobo Antunes, l’Autre Rive de la mer». Les mots «nègre» et «négresse» apparaisse­nt à tous les coins de pages, quand ce n’est pas «bamboula» ou sur un autre registre «tarlouze». Et les phrases sont longues comme des chapitres, il n’y a en gros qu’une vingtaine de points dans le roman. Mais avec ses coups de volant temporels, ses incises, ses flux de pensée qui s’interrompe­nt, se mêlent, s’encastrent, l’écriture du romancier portugais n’en reste pas moins toujours aussi torrentiel­le et géniale. Dans ce nouveau roman, António Lobo Antunes, 81 ans, retourne à la guerre. Celle qui a marqué sa vie, qui occasionne peut-être encore des cauchemars au vieil homme qu’il est devenu: la guerre d’Angola. De janvier 1971 à mars 1973, l’écrivain fut enrôlé comme médecin militaire dans la colonie sous la coupe de la dictature portugaise. Cette expérience lui inspira ses premiers romans : Mémoire d’éléphant, le Cul de Judas et Connaissan­ce de l’enfer. L’Autre Rive de la mer est donc une continuati­on ou plutôt un préquel, puisque le roman se base sur un fait réel datant de 1961, la révolte d’ouvriers noirs du coton dans la Baixa do Casanje, région du nord angolais. Le mouvement fut très vite réprimé par l’armée portugaise. Il est considéré comme l’un des points de départ du processus de décolonisa­tion qui mènera à l’indépendan­ce du pays en 1975.

Epiée. António Lobo Antunes a construit son livre autour de trois personnage­s, trois Blancs, dont pour deux d’entre eux la question finit par se poser : mais ne sont-ils pas devenus noirs? Tout d’abord apparaît une femme, que les flash-back ramènent constammen­t à son enfance angolaise. Fille d’un exploitant du coton marié à une épouse qui le hait, cette narratrice a dû s’exiler à Lisbonne, «sur l’autre rive», puisque la mer est vue comme un immense fleuve qui relierait le Portugal et l’Angola. On la voit vieille, repliée dans un pays où elle ne se sent pas à sa place, épiée par des voisines. Sa jeune nounou d’autrefois, une Noire prénommée Domingas, l’a accompagné­e et occupe toutes ses pensées.

Loyauté. Les deux autres «narrateurs» sont des hommes. L’un d’eux est dans son genre un marginal. Il est chef de district, vit avec une noire angolaise albinos. Mais bientôt il devra fuir, les autorités coloniales lui reprochent de n’avoir pas réprimé avec «fermeté» l’insurrecti­on. Il s’exile dans le sud désertique, à Namibe, au bord d’une mer sans charme, avec sa compagne, muette et d’une loyauté troublante. L’autre homme est un ancien colonel. Avec lui, on est complèteme­nt au coeur du système de répression. En Angola, il était proche d’un général obsédé par ses problèmes de débâcle sexuelle et en profitait pour «détourner» la petite amie de son supérieur.

Les trois personnage­s ne se rencontren­t pas vraiment, chacun ayant tellement à faire avec tout le monde qui l’entoure, les morts et les vivants d’une vie longue. Les fantômes les plus bavards sont les parents des trois personnage­s, ils sont comme installés à perpétuité dans leurs têtes, avec leurs phrases insinuante­s, leur maladresse ou leur froideur. Si bien que c’est finalement l’obsession, l’attachemen­t à cette terre angolaise qui donne aux personnage­s une densité émotionnel­le unique.

Dès les premières pages, il y a pour la femme, le souffle de l’air et cette phrase lancinante de Domingas tout au long du roman : «–Gare au vent mademoisel­le gare au vent». Alors que l’insurrecti­on est là, un arrière-plan tragique, avec ses massacrés, ses bombardeme­nts aériens, ses villages déserts, ses entrepôts brûlés, la narratrice imagine une nuit antérieure, celle du mariage de ses parents : «[…] les chauves-souris évidemment, j’avais oublié les chauves-souris, criant à leur intention/ (ce n’est pas moi, ce n’est pas moi)/parfois avec un mulot entre leurs griffes, le nègre au fusil déjà endormi dans la jeep, à attendre, le vent emportait des bouts de coton au loin puis les rapportait, par moments, la nuit, ils entraient par la fenêtre en chuchotant des messages qu’elle ne comprenait pas […]»

Il faut se laisser couler dans cette langue, preuve que les livres peuvent vous emporter loin. La mort de la nounou

est de ces moments : «[…] de sorte que nous sommes deux négresses, pas vrai, prenant, sur le quai aux dix-sept mouettes, le bateau qui nous emmènera toutes les deux en Angola, c’est-à-dire qui nous emmènera toutes les deux vers l’autre rive de la mer, notre rive de la mer, la seule rive de la mer et peu à peu la chaleur, peu à peu l’île, peu à peu la baie, les palmiers de la route côtière, les chalutiers qui vont sortir à la tombée de la nuit avec une lanterne à la proue faisant et défaisant mille reflets sur l’eau mais surtout ce relent des plantes, ce relent de la terre, la route vers Malanje, les collines surplomban­t la Baixa do Cassanje, ces villages, ces arbres, ces herbes, mademoisel­le que j’entends et n’entends pas – Domingas […]»

ANTÓNIO LOBO ANTUNES

L’AUTRE RIVE DE LA MER TRADUIT DU PORTUGAIS PAR DOMINIQUE NÉDELLEC. BOURGOIS, 450 PP., 24 € (EBOOK : 17,99 €).

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Photo AFP Civils blancs en 1961, à Nambuangon­go (Angola), après les troubles.

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