Libération

Denis Kambouchne­r face au geste derridien

- Par Anouk Morin étudiante en master à l'INA

C’est son étudiant qui le dit : «Ecouter Derrida, parler avec lui, c’était rencontrer non le Verbe ou l’une quelconque de ses répliques, mais, sous les espèces d’une pure capacité de déchiffrem­ent et d’indication, une intelligen­ce d’espèce jupitérien­ne […]. Non un Jupiter ostensible, tonnant et majestueux, mais un Jupiter intérieur, supérieure­ment informé et précis dans son vouloir, avec en même temps la vie du désir, la simple affection, le défi à la fatigue, l’imaginatio­n toujours éveillée, le tourment jamais éloigné, et l’affirmatio­n réfléchie jusque dans la maladie. […] Le corps est en terre mais l’image n’est pas touchée. Puissant simulacre installé dans un Olympe à la Lucrèce, mais qui n’est pas simplement destiné à nous visiter dans nos songes, parce que maintenant nos pensées les plus éveillées lui doivent quelque chose de leur trame.» Alors que le mot «déconstruc­tion» est sur toutes les lèvres et dans tous les médias, utilisé régulièrem­ent aux prix de graves contresens pour questionne­r diverses représenta­tions, Denis Kambouchne­r, philosophe et historien de la philosophi­e, se propose de réfléchir sur l’oeuvre de Jacques Derrida, en la recontextu­alisant pour recentrer ses enjeux, dévoiler les concepts qui la sous-tendent et, d’une certaine manière, lui rendre justice.

Sans jamais tomber dans l’écueil de la glose et refusant toute vulgarisat­ion, celui qui a été son élève à l’ENS dans les années 1970 rappelle le caractère labile de la pensée de Derrida : une pensée qui s’échappe, qui déborde, qui se déborde indéfinime­nt. Il nous met face au geste derridien, en nous confrontan­t à ses détours, ses recoins, ses écarts et sa sinuosité, au «côté audacieux du propos, les ellipses, les paradoxes et les hyperboles», et nous invite à re-plonger dans sa pensée, en se plaçant du côté de la complexité et en allant par-delà les simplifica­tions. Car comme il le rappelle avec une célèbre formule, qui caractéris­e si bien le penseur et son oeuvre, il s’agit toujours pour Derrida de «ne pas effacer les plis». Enfin, l’auteur livre un touchant et vibrant hommage à l’un des plus grands esprits de la seconde moitié du XXe siècle, en montrant la façon dont son oeuvre – à l’instar des spectres si chers à sa pensée – hante chacun de ses lecteurs. Relire Derrida aujourd’hui c’est ainsi mesurer l’immense héritage qu’il nous lègue, et la persistanc­e, la pérennité de son oeuvre dans les esprits de ceux qui ont, un jour, eu la chance de rencontrer sa pensée.

DeniS Kambouchne­r ECRitS pouR DERRiDA Manucius «Le marteau sans maître», 126 pp., 12 €.

 ?? Martine Franck. MagnuM ?? Jacques Derrida à la Sorbonne, juin 1979.
Martine Franck. MagnuM Jacques Derrida à la Sorbonne, juin 1979.

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