Marisha Rasi-Koskinen, chambres avec vies
Q«Combien de vies
vraies, douées de souffle, doivent
revêtir un rôle secondaire qu’elles n’ont pas choisi afin qu’une seule puisse être
ce qu’elle est.»
u’est-ce qu’une illusion d’optique dans un roman? Qu’est-ce qu’un embouteillage de possibilités dans un film ou une photo ? Ou, pour reprendre des questions presque théoriques que pose Regarde, le roman pourtant ultra-narratif de la Finlandaise Marisha Rasi-Koskinen née en 1975 : «Comment identifier l’absence ?» «Ce serait comment d’être une caméra – cela aussi, on peut y réfléchir –, de ne prononcer que les mots des autres, de les voir vous traverser sans avoir la moindre possibilité d’interaction ?» «Qui était coupable, en définitive, et de quoi ?» Au début, ce sont juste deux adolescents qui se rencontrent, une forte relation d’amitié, de visibilité et d’invisibilité, parce qu’il faut savoir : «Tu veux être banal ou tu veux être spécial?» Spéciaux, ils le sont déjà et c’est un objectif qui prendra consistance à travers ceux de leurs caméras et appareils photos, une consistance à la fois réelle et virtuelle. «Quand on renonce à reproduire la réalité, on commence à voir ce qu’il y a derrière.» Regarde est un roman dont on tourne les pages pour connaître la suite, ce qui va arriver à tel ou tel personnage qu’on retrouve sans avoir d’abord compris que c’était déjà lui quelques dizaines de pages plus tôt, et c’est aussi un texte sur la gémellité intermittente, non pour mettre en cause l’intermittence des relations humaines, quoique, mais plutôt celle de la réalité. Il faut voir que «la solitude n’est pas seulement le fait d’être séparé des gens, mais des pensées d’autrui». «Lucas, dit Cole, trouve-toi une vie !» Lucas et Cole sont les deux adolescents du début, encore qu’au tout début, ils ont déjà réalisé «le Récit de la mort», le documentaire à scandale qui va changer leur vie. «Cinq ans de culpabilité, ça rend farouche.» Regarde est divisé en deux parties –deux «niveaux». Le premier, ce sont «les chambres», où sont exposées les photos ou se révèlent les dispositifs (puisque les photos ont à voir avec l’exposition et la révélation). Le second, ce sont «les films», qui se déroulent dans «la ville» (apparemment post-soviétique), où sont arrivés chacun de son côté Lucas et Cole dans des conditions que le lecteur mettra du temps à définir. Il y a beaucoup de personnages, autour des adolescents qui vont vieillir, des parents et un frère, un garçon et une fille, «le regardeur», des phrases qui reviennent plus ou moins régulièrement et deviennent presque concrètes. Par exemple : «Si l’on se brise intérieurement au début de son adolescence, on n’en mourra pas, mais il se peut qu’on ne regagne jamais complètement son intégrité.» D’autant qu’il faudrait la définir autrement que psychologiquement, cette «intégrité». Avant que l’intrigue ne débute, il est noté, seuls mots sur une page blanche : «photographier, c’est tuer», et ces mots réapparaîtront au coeur de la narration près de trois cents pages plus loin. Il y a dans «la ville» un énorme encombrement dont divers personnages se débrouillent et ne se débrouillent pas. Voitures, bus et caravanes ne sont pas les seuls véhicules de cet embouteillage où les réalités naissent comme des mouches. «Quelque chose clochait dans la perspective», et l’avenir n’est pas seul en cause.
«L’instant présent était un concept psychologique qui, dans l’esprit humain, désignait surtout les perceptions sur lesquelles se focalise à chaque fois l’attention, qu’il s’agisse du monde extérieur, ou de l’examen de sa propre perception, ou de l’examen de cet examen, c’est-à-dire de la conscience. Et cela différait chez chaque personne. Le collage virtuel était une image d’une certaine prise de conscience de la ville.» La focale ne cesse de changer de centre d’intérêt et il est toujours à craindre qu’on se retrouve au poste de police – Regarde peut aussi se définir comme une accumulation de – ou victime d’imposteurs. Les personnages sont pris dans une lutte de domination (le roman est dédié «aux personnes fictives»). «Combien de vies vraies, douées de souffle, doivent revêtir un rôle secondaire qu’elles n’ont pas choisi afin qu’une seule puisse être ce qu’elle est.» Comment se sortir d’une réalité préfabriquée ? «Il faut du courage pour cadrer autrement, et peu de gens en ont.» «Il est faux d’accuser le numérique d’inauthenticité : il ne fait que rendre visible le traitement subi par les photographies en chambre noire ou sous les ciseaux aussi longtemps qu’elles ont existé, et par les peintures avant elles.» Pas de «médiocre tour de passepasse», donc, mais le tour de force qu’est Regarde.•
MaRisha Rasi-KOsKinen ReGARde Traduit du finnois par Claire Saint-Germain. Rivages, 744 pp., 25,90 € (ebook : 18,99 €).