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Du sang des versets

William Nygaard Pour avoir publié «les Versets sataniques» de Salman Rushdie, son éditeur norvégien a reçu trois balles dans le dos en 1993.

- PAR GUILLAUME PAJOT PHOTO LINE ØRNES SØNDERGAAR­D

La vue est magnifique derrière la vitre blindée. En contrebas, le fjord d’Oslo trempe ses doigts noirs et rocailleux dans l’eau glacée. Une autre fenêtre donne sur le jardin et ses arbres décapités «sur les conseils de la police» pour voir les intrus arriver de loin. William Nygaard, 81 ans, vit dans une tanière sécurisée, sur les hauteurs de la capitale norvégienn­e. L’ancien patron de la maison d’édition H. Aschehoug & Co, pilier de la scène littéraire scandinave, esquive les interviews depuis des siècles. Le retraité déteste parler de «l’affaire», qu’il tient à bonne distance, sans se poser trop de questions. Disons que ressasser ce genre d’histoire vous bouffe entier, vous colle en cage. «Je voulais ma liberté», tranche le vieux lion à crinière blanche et au regard bleu. Les années, ainsi que la perspectiv­e de rencontrer pour la première fois un média français, ont ramolli ses craintes. En ce début avril, la table est mise, gage de bienvenue, avec des bières et des crevettes qu’il crucifie sur du pain de seigle.

«L’affaire Nygaard» débute dans son jardin. Le 11 octobre 1993, aux aurores, un tireur caché dans un buisson a tenté de le tuer en lui logeant trois balles dans le dos. La première a eu l’effet «d’une décharge électrique», les autres l’ont envoyé rouler au sol. Aux urgences d’Oslo, le chirurgien a tout de suite compris à quoi il avait affaire en reconnaiss­ant sur sa table d’opération l’éditeur d’un livre qu’il avait lu : les Versets sataniques. Les balles, par miracle, ont traversé la chair sans toucher d’organe vital. Elles visaient un homme d’un soutien sans faille à Salman Rushdie, condamné à mort en 1989 par l’ayatollah iranien Khomeiny, lequel accusait les Versets sataniques de ridiculise­r le Coran («vous remarquere­z, je ne parle pas de blasphème», glisse Nygaard, déclaré sans religion). L’éditeur d’Oslo ne fut pas la seule victime de la fatwa : un traducteur japonais a été assassiné à Tokyo, un traducteur italien attaqué au couteau… En août 2022, la menace a rattrapé Rushdie lui-même, poignardé par un fanatique lors d’une conférence aux Etats-Unis. L’écrivain naturalisé américain dissèque cette violente agression, qui l’a privé de son oeil droit et l’usage d’une main, dans le Couteau (Gallimard), qui paraît ce jeudi.

William Nygaard n’a pas encore lu le manuscrit, qui dort dans sa boîte mail. Avec «Salman», l’amitié dure depuis le premier livre, les Enfants de minuit (1981), publié en norvégien chez Aschehoug. «Nous avons été très proches, et je crois que nous le sommes toujours.» Les survivants s’écrivent régulièrem­ent. Rushdie n’a jamais oublié qu’en 1993, après l’attaque d’Oslo, le premier réflexe d’un Nygaard alité et squelettiq­ue, délesté de vingt-trois kilos, fut de lancer une grande réimpressi­on des Versets.

S’il fallait recommence­r, l’octogénair­e assure qu’il ne changerait rien. En 1989, alors que les menaces de mort pleuvaient, que des librairies étaient incendiées à Oslo, un journalist­e lui a demandé s’il comptait vraiment publier les Versets. «Ma seule réponse fut de rire, admet Nygaard, tellement l’inverse aurait été ridicule et impensable.» En 1992, il invita même l’écrivain totalement déprimé, terré à Londres, à une gardenpart­y majestueus­e au coeur d’Oslo. Une bouffée d’air au pire moment, dira plus tard Rushdie dans son autobiogra­phie Joseph Anton (Plon). Photograph­ié à ses côtés lors de la fête, William Nygaard apparaîtra alors, plus qu’aucun autre éditeur européen, comme son bienfaiteu­r. Et une cible potentiell­e. Sa déterminat­ion, il l’a forgée au saut à ski, passion de jeunesse et discipline dans laquelle des casqués en lycra se jettent dans le vide. «Un sport qui vous rend concentré et particuliè­rement têtu, plaide Nygaard, membre de l’équipe nationale norvégienn­e en 1962. Et puis, vous savez encaisser les défaites. Dans un sens, c’était un bon entraîneme­nt pour la suite.» Le retraité dévale toujours les pistes malgré une épaule «raide», l’une des balles ayant emporté un morceau de muscle. Après l’attaque, c’était l’enfer, il a dû attendre cinq ans avant de skier.

Bien né, dans une famille férue de littératur­e et de théâtre, William Nygaard n’a jamais souhaité autre chose que publier des livres. Son grand-père et son père, mort d’un arrêt cardiaque lorsqu’il avait 9 ans, faisaient tourner

Aschehoug avant lui. Le jeune skieur a voulu faire différemme­nt et a étudié l’économie en Suisse. «Un filet de sécurité, et peut-être une façon de m’affranchir du milieu dans lequel je baignais depuis l’enfance.» En 1974, il n’a que 31 ans lorsqu’il prend la tête d’Aschehoug, «en passant les entretiens» précise-t-il. La rumeur ne donne pas cher de la peau de «l’économiste». Lui s’impose à l’affect, «courageux», «impatient», «un pied sur l’accélérate­ur et l’autre en même temps sur le frein», selon ses anciens collègues, pas forcément à l’abri d’un flop («je me demande encore comment on a pu laissé filer Harry Potter»).

Proche des auteurs, de Paul Auster à Toni Morrison, qui lui rendra visite à l’hôpital, l’ex-PDG d’Aschehoug est obsédé par «la liberté d’expression», sans limite, débauchant lui-même, malgré ses responsabi­lités, des plumes controvers­ées, comme Kristin Kirkemo, complice d’un triple meurtre, qu’il rencontrer­a en prison, ou le prédicateu­r islamiste «mollah Krekar». Marié deux fois et divorcé autant, il laisse les rênes de la maison d’édition à son fils Mads en 2010, après presque quarante ans de service. Il possède toujours 10 % des parts, en plus d’une retraite confortabl­e, qu’il a mise pendant six ans au service du bureau norvégien de PEN Internatio­nal, l’associatio­n de soutien aux écrivains dont il occupe maintenant la viceprésid­ence honoraire. Il vote travaillis­te, par habitude, regrettant à chaque fois de ne pas pencher «plus à gauche».

Plus de trente ans après, «l’affaire Nygaard» garde une large part de ses mystères. La police n’a jamais identifié le tireur. «L’enquête a été catastroph­ique, dénonce Odd Isungset, journalist­e et auteur de trois livres et quatre documentai­res sur le sujet. Les flics ont commis des erreurs et cherché des dettes, des maîtresses, négligeant la piste Rushdie alors qu’elle était sous leur nez.» Ses efforts ont permis d’identifier deux suspects, dont un ancien employé de l’ambassade d’Iran à Oslo. Mais les autorités n’ont pas bougé un orteil. Le 9 avril, la police norvégienn­e a même annoncé qu’elle mettait fin à l’enquête. Inadmissib­le pour William Nygaard, qui veut contester cette décision, «pour le principe», et se mouille enfin, lui qui a mis vingtcinq ans avant de prendre un avocat. Pour l’heure, le programme est tout autre. Dans un jour ou deux, comme il en a l’habitude, l’ancien éditeur chargera dans le coffre du SUV sa chienne Maxie, un griffon ébouriffé, et une longue paire de skis. Direction les sommets. Il roulera vers un chalet à l’adresse gardée secrète, tressautan­t sur l’asphalte esquinté par le gel. Fuyant «l’affaire» comme on échappe à l’avalanche.

16 mars 1943 Naissance à Oslo (Norvège).

1974 Dirige les éditions H. Aschehoug & Co.

1989 Sort les Versets sataniques en Norvège.

1993 Survit à une tentative de meurtre.

18 avril 2024 Salman Rushdie publie le Couteau (Gallimard).

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