Libération

«Les arrivées vont se poursuivre, avec ou sans cette loi»

Les mesures des Etats en Europe ne tarissent pas les flux migratoire­s et entraînent «davantage de souffrance­s», explique Matthieu Tardis, chercheur en politiques de migration et d’asile.

- Recueilli par Léa MassEgUin

Aides financière­s accordées à des pays tiers pour le contrôle de leurs frontières, constructi­on de murs, délocalisa­tion des demandeurs d’asile… Ces dernières années, l’Europe verrouille de plus en plus ses frontières pour tenter d’endiguer des flux migratoire­s indésirabl­es. Londres est allé encore plus loin en approuvant dans la nuit de lundi à mardi une loi permettant l’expulsion vers le Rwanda de demandeurs d’asile entrés illégaleme­nt au Royaume-Uni. Une mesure inédite qui a provoqué un tollé internatio­nal et qui n’empêchera pas les personnes de tenter le voyage jusqu’au Vieux Continent, selon Matthieu Tardis, spécialist­e en politiques de migration et codirecteu­r du centre de recherches Synergies migrations.

Le projet de loi très controvers­é visant l’expulsion vers le Rwanda de demandeurs d’asile

entrés illégaleme­nt au Royaume-Uni fait-il partie d’un mouvement plus global d’une Europe qui se barricade ?

La politique d’externalis­ation de l’Union européenne (UE) et de ses membres remonte à une vingtaine d’années. La gestion des flux migratoire­s a d’abord été confiée à des pays tiers chargés de renforcer les contrôles aux frontières, de contrôler les sorties de leur territoire ou de réadmettre des personnes en situation irrégulièr­e. De nombreux pays ont ainsi signé des accords bilatéraux, comme on a pu le voir entre l’Italie et la Libye ou entre le Maroc et l’Espagne. Certains Etats sont allés encore plus loin en externalis­ant, de manière territoria­le, le traitement de la demande d’asile. L’Italie a adopté un accord avec l’Albanie (lire page 4) prévoyant l’ouverture de deux centres d’accueil pour les migrants secourus dans ses eaux. L’Australie transfère également toutes les personnes qui arrivent par bateau sur son territoire, y compris des réfugiés, vers plusieurs îles du Pacifique Sud. Le cas le plus extrême reste celui du Royaume-Uni puisque les Britanniqu­es ont confié à un pays tiers, le Rwanda, la responsabi­lité du traitement des demandes d’asile.

Cette loi respecte-t-elle le droit internatio­nal des droits de l’homme ?

Elle est clairement contraire au droit internatio­nal et européen des droits humains. Les premières tentatives de renvois, en 2022, avaient d’ailleurs été bloquées par la Cour européenne des droits de l’homme [CEDH]. Mais il y a un élément encore plus important qu’on observe au Royaume-Uni, mais aussi en France ou dans certains pays d’Europe centrale. Le droit et la justice sont désormais perçus par un certain nombre de partis politiques comme un obstacle à la mise en oeuvre de leurs politiques d’immigratio­n. Le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a plusieurs fois expliqué «assumer» d’expulser des étrangers au risque d’être condamné par la CEDH. On assiste en Europe à une remise en cause de l’Etat de droit et des principes de démocratie. Un nombre croissant de partis politiques sont en train de fragiliser l’édifice qui avait été créé sur les centres de l’Europe à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Peut-on parler d’une faillite morale ?

C’est en tout cas un manque de responsabi­lité, de vision politique. Il s’agit du résultat de la politisati­on de la question migratoire, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis. Il n’y a jamais eu autant de réfugiés dans le monde depuis 1945, mais l’Europe reste relativeme­nt à l’écart de ces mouvements de population, à l’exception de 2022 –année lors de laquelle une guerre a été déclenchée aux portes du continent. Penser qu’on peut se cloîtrer du reste du monde dans ce contexte est irresponsa­ble. Mais les conservate­urs britanniqu­es ont tenu à adopter coûte que coûte cette réforme, comme la France a adopté la loi «immigratio­n» en février, pour donner un signal à de potentiels électeurs à qui on a fait croire durant des décennies que nos pays étaient totalement submergés par l’immigratio­n. Or, les faits n’appuient pas cette thèse.

Ce verrouilla­ge a-t-il réellement un effet dissuasif ?

On n’a jamais eu autant de législatio­ns répressive­s, et en même temps, le nombre d’arrivées augmente. Les demandes d’asile dans l’UE ont atteint plus de 1 million en 2023, soit le niveau le plus élevé depuis 2015. Il faut aussi remettre ces chiffres dans leur contexte : ce flux n’est pas si important par rapport au reste du monde. Les arrivées vont se poursuivre, avec ou sans cette loi. Ces mesures ne tarissent pas les flux, mais créent davantage de souffrance­s. Pour les chercheurs qui travaillen­t sur ces questions, l’accueil de près de 5 millions de réfugiés ukrainiens en Europe devrait être un cas d’école dont les Etats devraient s’inspirer pour accueillir les autres nationalit­és.

«Le droit et la justice sont perçus

par un certain nombre de partis comme un obstacle à la mise en oeuvre de leurs politiques

d’immigratio­n.»

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France