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La souveraine­té à toutes les sauces

- Par ThomaS Legrand Chroniqueu­r politique

Le mot «souveraine­té» est devenu un enjoliveur de concept. Accolez ce mot à n’importe quelle idée, vous la nimberez ainsi d’une couche de respectabi­lité qui la rendra quasiment inattaquab­le. Dernier avatar en date : la «souveraine­té alimentair­e». Le gouverneme­nt a à peu près cédé à toutes les revendicat­ions de la FNSEA et de l’agro-industrie, lors de la poussée de fièvre des agriculteu­rs en janvier et février, afin, justifiait-il, de préserver la puissance de notre modèle et retrouver la «souveraine­té alimentair­e». Là, le mot «souveraine­té», veut dire «indépendan­ce». Tant pis si, justement, le modèle basé sur l’exportatio­n, impliquant aussi de permettre des importatio­ns, est en contradict­ion totale avec l’idée de souveraine­té.

La souveraine­té, concept positif en France : voilà qui est très nouveaux et qui est largement dû à la popularisa­tion de l’idée de souveraine­té européenne. En 2020, la fondation Jean-Jaurès associée au think tank allemand Friedrich-Ebert avait mené une enquête sur tout le continent pour déterminer la popularité du concept de souveraine­té. La France était l’un des pays les plus rétifs à cette notion : 73 % des Allemands interrogés perçoivent positiveme­nt le terme «souveraine­té» contre 29 % des Français. Sans doute parce que l’idée de souveraine­té était trop étroitemen­t associée au nationalis­me. Ce concept est aussi associé, dans l’esprit des Français, à la notion de «souverain», donc de monarchie. Le peuple souverain issu de la Révolution n’a pas effacé, dans l’imaginaire collectif, la figure du roi et de l’ordre ancien.

Dans l’histoire de la constructi­on européenne, le mot «souveraini­sme» avait été revendiqué par les euroscepti­ques, qui ne voulaient pas être assimilés aux nationalis­tes. Mais depuis deux ou trois ans, le mot est réemployé à tout propos : souveraine­té sanitaire (au moment du Covid et de la pénurie de masques ou de paracétamo­l), souveraine­té énergétiqu­e, avec la guerre en Ukraine et notre dépendance au gaz russe dont il a fallu se défaire en quelques mois, souveraine­té militaire, avec le risque de voir un Donald Trump isolationn­iste réélu. Et puis cette idée avancée par Emmanuel Macron lors du premier discours de la Sorbonne en 2017 de «souveraine­té européenne», une façon de réinventer l’idée mitterrand­ienne de l’Europe France en grand, de l’Europepuis­sance. L’Europe souveraine pour rivaliser avec les Etats-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde, ces pays continents.

La notion continenta­le et supranatio­nale de la souveraine­té estelle pertinente ? La souveraine­té peut-elle se concevoir dans un cadre extranatio­nal ? Ou alors faut-il, pour que réelle souveraine­té il y ait, pousser plus loin les feux de l’intégratio­n européenne ? En d’autres termes, peut-on à la fois vanter (comme ce fut très largement le cas lors des trois derniers discours de politique générale de Jean Castex, Elisabeth Borne puis Gabriel Attal) les souveraini­smes nationaux en tous genres, promettre un «take back control» (reprendre le contrôle) tous azimuts et parler de souveraini­sme européen ?

Pour comprendre ce que recouvre le concept de souveraine­té, il faut se plonger dans le livre de l’historien Gérard Mairet paru le 13 mars : Qu’est-ce que la souveraine­té ? (Folio). La souveraine­té (le mot et la chose) apparaît au XVIe siècle avec le Florentin Machiavel et le Français Jean Bodin. La souveraine­té, c’est la politique profane, la politique affaire des hommes et de l’Etat comme organisati­on humaine et non pas divine. Puis la souveraine­té sera populaire et démocratiq­ue avec la Révolution. Le cadre national (l’Etat-nation) prédominer­a et se confondra dangereuse­ment avec le nationalis­me et donc (si l’on en croit la formule mitterrand­ienne) la guerre.

Aujourd’hui, avec l’idée de la souveraine­té européenne, on pense plus à la puissance et à l’indépendan­ce qu’au peuple souverain. Et c’est là qu’un hic conceptuel apparaît dans l’idée macronienn­e de souveraine­té européenne. Pour qu’il y ait souveraine­té européenne, il faudrait qu’il y ait une vraie nation européenne ou, à tout le moins, comme le pense Gérard Mairet, un véritable Etat fédéral européen. Deux possibilit­és que plus personne n’ose défendre.

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