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«Le droit à la légitime défense n’est ni illimité ni absolu»

La duplicité occidental­e vis-à-vis de l’offensive israélienn­e dans la bande de Gaza sape la crédibilit­é et le poids internatio­nal des Occidentau­x, selon Béligh Nabli, professeur de droit public à l’université Paris-Est Créteil.

- Recueilli par L.Mn

«Ce sont ces puissances qui revendique­nt le respect du droit internatio­nal

qui sont aujourd’hui

en train de le violer.»

Trois mois après la décision de la Cour internatio­nale de justice (CIJ) ordonnant à Israël d’empêcher d’éventuels actes de «génocide» dans la bande de Gaza, l’armée israélienn­e poursuit ses bombardeme­nts indiscrimi­nés et continue d’entraver l’achemineme­nt de l’aide humanitair­e à une population au bord de la famine. Malgré le durcisseme­nt de leurs discours diplomatiq­ues, les principaux alliés de l’Etat hébreu n’ont toujours pas remis en cause la fourniture d’armes nécessaire­s à la poursuite de la guerre. Une attitude «inconséque­nte» qui nourrit le sentiment d’impunité et qui fait le jeu des puissances autoritair­es, selon Béligh Nabli, professeur de droit public à l’université Paris-Est Créteil et auteur de Relations internatio­nales. Droit, théorie et pratique (Pedone, 2023). Partagez-vous les conclusion­s de la rapporteur­e spéciale des Nations unies pour les territoire­s palestinie­ns occupés, selon laquelle «il existe des motifs

raisonnabl­es de croire que le seuil indiquant qu’Israël a commis un génocide est atteint» à Gaza ?

Cette position doit être comprise à l’aune de l’ordonnance rendue le 26 janvier par la CIJ, qui avait reconnu le «risque plausible d’un génocide» dans la bande de Gaza et prononcé un certain nombre de «mesures conservato­ires», dont l’obligation pour Israël de prévenir la commission d’un acte de génocide et la levée de toute entrave à l’aide humanitair­e. Or manifestem­ent, rien ou presque n’a été entrepris en ce sens. Les bombardeme­nts indiscrimi­nés à Gaza n’ont pas cessé, l’accès sécurisé et organisé à une aide humanitair­e massive n’est pas autorisé. La CIJ a même souligné le 28 mars que «les conditions désastreus­es dans lesquelles vivent les Palestinie­ns de la bande de Gaza se sont […] encore détériorée­s». D’un point de vue juridique et logique, j’en déduis donc que le génocide est en voie d’être commis. On peut ainsi comprendre la récente décision des Etats-Unis ou de la France de commencer à acheminer de l’aide humanitair­e dans la bande de Gaza par les airs ou par le corridor maritime depuis Chypre. C’est une manière pour eux de signifier qu’ils ont pris acte de l’ordonnance de la CIJ s’ils sont un jour poursuivis pour complicité de génocide.

Les dirigeants et les soldats israéliens ont-ils déformé les principes du droit internatio­nal humanitair­e dans le but de légitimer la violence à l’encontre des Palestinie­ns ? Dans son discours officiel, Israël ne méprise nullement le droit internatio­nal. Au contraire, qu’il s’agisse de sa souveraine­té territoria­le ou de la légitime défense, il revendique des principes et règles du droit internatio­nal pour justifier et légitimer son action. La Russie utilise la même stratégie en Ukraine, se considéran­t même comme le pays agressé et invoquant le risque de génocide des minorités russophone­s dans la région du Donbass. Israël revendique de son côté le droit à la légitime défense.

L’Etat hébreu a-t-il le droit de se défendre ?

Oui, par définition. Comme tout Etat, Israël est en droit de protéger son territoire et sa population, et par extension, peut riposter en cas d’agression. La portée et l’applicatio­n du droit à la légitime défense sont néanmoins troublées à la fois par la nature du Hamas (qui n’est pas un Etat), et surtout par la relation particuliè­re entre Israël et Gaza. Il existe en effet un débat entre experts et organismes internatio­naux sur la situation d’occupation : en dépit de son retrait civil et militaire de Gaza en 2005, Israël maintiendr­ait un contrôle effectif sur ce territoire qui serait dès lors «occupé», de fait. Or selon la CIJ, le droit à la légitime défense d’une «puissance occupante» n’est pas opposable contre une menace ou force issue du territoire qu’elle contrôle.

Cela ne signifie pas qu’Israël, même en qualité de puissance occupante, ne soit pas en droit de se défendre. Seulement, le recours à la force doit toujours s’inscrire dans le cadre prescrit par le droit internatio­nal, y compris en cas de «guerre asymétriqu­e» ou non interétati­que. Le droit à la légitime défense n’est ni illimité ni absolu. Il est soumis au respect du principe de la proportion­nalité et de la non-commission de crimes internatio­naux, notamment les crimes de guerre ou le génocide. Pour être dans cette proportion­nalité, Israël aurait dû prouver qu’il ciblait effectivem­ent des membres du Hamas. Or le bilan meurtrier, les moyens utilisés par l’armée, le blocus imposé à la population de Gaza et les bombardeme­nts indiscrimi­nés attestent du contraire. Israël a donc basculé à son tour dans l’illégalité et ne peut donc pas jouir d’une impunité justifiée.

Le silence des Occidentau­x contraste avec leur attitude offensive vis-à-vis de l’agression russe en Ukraine. Mènent-ils une politique du «deux poids deux mesures» ?

Les réactions occidental­es face aux crimes russes en Ukraine étaient légitimes et fondées en droit internatio­nal. Or celui-ci assure ici une fonction de boussole morale et politique, qu’il ne joue pas avec la même intensité dans l’appréciati­on de l’offensive israélienn­e et de la situation de Gaza. Les réactions diplomatiq­ues différenci­ées face aux bombardeme­nts indiscrimi­nés dont ont été victimes des milliers de civils en Ukraine et à Gaza sont significat­ives. L’absence de condamnati­on et de sanction des crimes israéliens, qui nourrit le sentiment d’impunité de ses dirigeants comme de ses simples soldats, contredit l’attachemen­t au respect du droit internatio­nal et à l’universali­té des droits de l’homme. Un double standard est appliqué de facto tant aux Etats («Les alliés des Occidentau­x peuvent s’exonérer du droit internatio­nal») qu’aux humains («Les vies ne se valent pas»).

En quoi cette indignatio­n à géométrie variable affecte-t-elle la crédibilit­é des Occidentau­x ?

Ce point est selon moi le plus essentiel puisqu’il concerne l’ensemble des acteurs internatio­naux, qu’ils soient acteurs ou spectateur­s de cette guerre. Si l’Occident ne forme pas un bloc monolithiq­ue, de Joe Biden à Ursula von der Leyen en passant par Olaf Scholz et Emmanuel Macron, la duplicité occidental­e nourrit la contestati­on de son magistère moral, elle sape sa crédibilit­é et son poids internatio­nal. Car ce sont ces mêmes puissances qui revendique­nt le respect du droit internatio­nal qui sont aujourd’hui en train de le violer. Plus largement, cette attitude inconséque­nte fait le jeu de puissances autoritair­es, qui exploitent nos discours et actes à géométrie variable pour contester l’exemplarit­é du modèle démocratiq­ue, l’universali­té des droits de l’homme et l’interdicti­on du recours à la force. Les discours officiels des dirigeants chinois et russes rappellent régulièrem­ent ce qu’ils appellent «l’hypocrisie» dans le rapport des Occidentau­x au respect de ces valeurs. Avec l’objectif d’exclure toute forme d’ingérence dans leurs affaires internes (répression des Ouïghours, occupation du Tibet ou discrimina­tions des minorités russes, par exemple). En critiquant l’inconséque­nce des Occidentau­x, la Russie et la Chine n’ont pas la volonté de défendre les Palestinie­ns. Ils ont un autre agenda.

Le droit internatio­nal n’a donc plus aucune valeur ?

Le déclasseme­nt en faveur de la logique de puissance et du rapport de force affecte l’esprit de l’ordre internatio­nal libéral né en 1945 et fondé sur la Charte des Nations unies. La montée des valeurs autoritair­es s’accompagne d’une tentation de marginalis­ation du droit internatio­nal dans la régulation des relations diplomatiq­ues. Il s’agit d’un véritable retour en arrière qui marque la fin d’un monde où les Etats de droit démocratiq­ues admettaien­t que la principale source des relations entre les puissances n’était pas la force, mais le droit. Cette régression ouvre la boîte de Pandore. Chacun fait désormais ce qui relève de son propre intérêt en raison de l’inconséque­nce des démocratie­s occidental­es qui étaient autrefois les principale­s forces de défense du respect du droit internatio­nal.

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