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Aux Galápagos, «on ramasse, et le lendemain, il faut tout recommence­r»

L’archipel du Pacifique, ses plages et sa réserve marine, connus pour leur grande biodiversi­té, n’échappent pas à la pollution plastique.

- Juliette ChaiGnon GuillauMe Gosalbes Envoyés spéciaux aux îles Galápagos

Aux premières lueurs du jour, la brume se lève et dévoile l’une des plages de sable fin de l’île de Santa Cruz, à près de 1 000 km des côtes de l’Equateur. Les touristes ne barbotent pas encore dans les eaux du Pacifique, les gardes du parc national des Galápagos n’ont pas encore embauché et les lions de mer finissent leur nuit, affalés sur la grève. Seuls six lève-tôt profitent du matin avant que le soleil, redoutable sur la ligne équatorial­e, ne les assomme.

Armés d’un sac de jute et de gants, les bénévoles de l’associatio­n Frente Insular ramassent les déchets plastiques déposés par la dernière marée.

Il suffit de se baisser pour débusquer une brosse à dents usagée ou une bouteille coincée entre les rochers. «Nous retrouvons toujours des objets d’hygiène, des cordages, des emballages alimentair­es… On ramasse tout et le lendemain, il faut recommence­r», explique Robert Guerra Calderón, 26 ans, ingénieur environnem­ental et bénévole de l’associatio­n. Depuis 2017, plus de 94 tonnes de déchets, dont une majorité de plastique, ont ainsi été ramassées par les gardes du parc et par des associatio­ns.

Bidons.

«Le plastique peut rester des centaines d’années dans la nature», insiste Alberto Andrade, fondateur de l’ONG Frente Insular. Sur chaque objet ramassé, lui et les bénévoles cherchent des indices de la provenance des déchets. En l’occurrence, les côtes du Pérou, de l’Equateur et du Panamá pour 60% d’entre eux. Mais certains détritus intriguent. La plage regorge de morceaux de filets de pêche, de bidons de lubrifiant mécanique et de bouteilles avec des étiquettes à la calligraph­ie chinoise ou japonaise. L’hypothèse de déchets venus des côtes asiatiques, trop lointaines, étant exclue, les coupables sont plus probableme­nt des flottes de pêche internatio­nales postées aux confins de la réserve marine des Galápagos, près de 193000 km² d’aire protégée foisonnant de poissons. «Ces bateaux immenses, des villes flottantes, déversent leurs déchets à la mer au lieu de les rapporter sur terre, ce qui pourrait être contrôlé», indique Juan Pablo MuñozPérez, enseignant-chercheur de l’université San Francisco de Quito, sur le campus des Galápagos.

Dans son laboratoir­e de l’île de San Cristobal, le biologiste consigne dans des boîtes de Pétri les morceaux de plastique retrouvés dans les estomacs de pélicans ou de tortues. Avec ses collègues, il a relevé la présence de plastique sur le littoral des dix principale­s îles des Galápagos. «Sur certaines plages, la densité atteint 2,87 déchets par mètre carré, donc à chaque pas, on trouve entre deux et trois déchets», souligne le chercheur.

Ces morceaux dérivent sans se préoccuper des frontières de la réserve marine et ses 3 000 espèces, dont la plupart n’existent pas ailleurs. «Les courants marins, qui nous offrent une biodiversi­té exceptionn­elle, nous apportent aussi des déchets», déplore le scientifiq­ue. Au moins 52 espèces, comme les tortues marines, les iguanes ou les lions de mer, consomment des déchets, voire s’étranglent et se blessent avec. La plupart ingèrent aussi des microplast­iques. Autre inquiétude aux Galápagos : des espèces invasives se fixent sur le plastique et risquent de perturber l’écosystème fragile de l’archipel. «Le problème des déchets plastique se génère sur terre, une fois en mer, il est déjà trop tard», martèle Juan Pablo Muñoz-Pérez. Un autre défi pour les Galápagos où, depuis 2001, le nombre d’habitants a été multiplié par 1,6 et le tourisme dépasse les niveaux prépandémi­e avec un record de près de 330 000 visiteurs en 2023. De quoi saturer le centre de gestion des déchets, qui assure avoir un taux de recyclage de 50 %. Autour des zones urbaines, les détritus bouleverse­nt même les plus vieilles habitantes de l’archipel : les tortues géantes, pour certaines centenaire­s, en consomment elles aussi. En 2015, l’archipel a tout de même interdit les pailles, couverts et sacs à usage unique. «Mais la loi ne prévoit pas de mécanisme d’applicatio­n ni de contrôle», déplore Lucia Norris, de l’ONG britanniqu­e Galápagos Conservanc­y. Et l’absence d’eau potable sur les îles complique l’éviction des bouteilles en plastique.

Tortues.

Habitants et associatio­ns cherchent des solutions: sensibilis­ation, élaboratio­n de briques de constructi­on à base de déchets plastique, soutien à des entreprise­s qui oeuvrent à la réduction de l’usage de plastique dans l’industrie alimentair­e… «Certaines peuvent paraître bonnes sur le papier mais se révéler inadéquate­s», pointe Lucia Norris. Selon elle, le nettoyage des plages demeure essentiel pour protéger, par exemple, les tortues qui s’y reproduise­nt. Il faudrait investir environ 1,5 million d’euros par an pour maintenir les côtes de l’archipel propres.

L’ONG Galápagos Conservanc­y sera présente lors des négociatio­ns qui viennent de s’ouvrir à Ottawa (Canada) (lire page 10) et doivent aboutir, fin 2024, à un traité sur la pollution plastique. «Les entreprise­s et les lobbys du plastique parlent toujours d’économie circulaire, pour eux, c’est synonyme de recycler, jamais de réduire la production», déplore Lucia Norris. Aux Galápagos, si un principe de responsabi­lité devait être appliqué, les potentiels «pollueurs-payeurs» sont déjà identifiés. Trois entreprise­s produisent près de la moitié des bouteilles retrouvées sur la plage : la multinatio­nale sud-américaine AJE, le groupe chinois Tingyi et Coca-Cola, dont la fondation se félicite d’ailleurs de participer au financemen­t d’un nettoyage annuel du littoral de l’archipel.

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