«Marilú», sur le divan de la scène
Sandrine Dumas filme la comédienne argentine Marilú Marini, réalisant par leur dialogue deux autoportraits entre plateau et coulisses.
«Marilú, est-ce qu’on peut dire qu’on est acteur quand on ne travaille plus? —Oui. Etre acteur, c’est devenir un autre en restant toi-même.» Admirable combien la réplique de Marilú Marini ne répond pas du tout à la question de Sandrine Dumas (derrière la caméra). Ou bien alors, si elle y répond, c’est dans la façon d’envisager ne rien faire (de soi) tout en demeurant en action et en métamorphose, donc actrice. Ne rien faire : femme assise, «clownesse» (le mot est de Marini, l’accent latin) aux grimaces immobiles, danseuse clouée par une crise arthritique, Winnie à demi ensevelie dans Oh les beaux jours ! de Beckett, Maman Kusters attablée à sa cuisine telle une Jeanne Dielman allemande et accablée par le deuil, chez Fassbinder. Comme si être actrice consistait, entre deux acrobaties, à travailler à se laisser traverser sans broncher, y compris par des questions auxquelles on répond à côté, ou de travers.
Dans ce hiatus et autres paradoxes, Marilú Marini travaille en cours de portrait à ne rien faire, ou à sembler ne rien faire. L’attente, les pauses des répétitions, les essais cosmétiques, l’observation de lynx, un certain stoïcisme (face à un corps de douleurs) sont précisément les éléments les plus prégnants et les plus émouvants du film d’une actrice au chômage sur une actrice laborieuse qui se prête au portrait, aux antipodes des cruautés rivales entre générations à la All About Eve, porté d’un même élan par l’amour d’une comédienne singulière, du théâtre, et leur proximité respectueuse. C’est un paradoxe du comédien d’un nouveau type, si l’on veut : une actrice ne travaillant plus travaille à filmer une autre actrice en plein travail, aux projets constants. Par procuration et don réciproque. Retraçant, au fil de documents en échos et vestiges, l’oeuvre immense de la grande comédienne argentine, Sandrine Dumas, autrice actrice à l’éternel visage de Pierrot lunaire (qui ici choisit de ne figurer que par la voix), filme ainsi Marilú Marini, diva discrète et fardée, et à travers elle le souvenir du groupe TSE, la troupe criarde d’expatriés de la dictature péroniste créée par Alfredo Arias. Celle-ci vint chahuter un théâtre français offusqué pendant plus de trente ans, du milieu des années 70 au milieu des années 2000, avec Copi comme auteur météore d’une avantgarde queer, fantastique et travestie (la Femme assise ou les Escaliers du Sacré-Coeur), mort du sida en 1987. Six ans durant, entre l’Argentine, pays natal, et Paris, ville élective, la comédienne est scrutée par sa cadette attentive : répétitions, trajets, promenades, remémorations, méditations, et beau travail.
Elles semblent seules à capter l’air et à échanger tacitement, à accomplir le pacte du film. Marilú est une discrète et anarchiste déclaration d’indépendance des actrices autrices, deux autoportraits échangés en suspens entre plateau et coulisses, seules en scène, seules au monde. Marini et sa fragilité inflexible semble somatiser les rôles, soudain percluse en Maman Kusters après avoir dansé chez Peter Brook, silencieusement bouleversée par ce qui la traverse toujours : sa vie, en l’occurrence la mémoire de sa propre mère, allemande.
MARILÚ, RENCONTRE AVEC UNE FEMME REMARQUABLE DE SANDRINE DUMAS (1 H 15).