Libération

«Back to Black», aucun rapport avec la choucroute

Censé honorer le talent et la voix d’Amy Winehouse, le biopic est un condensé d’indécence.

- OLIVIER LAMM

Londres, un soir, aube des années 2000. Un père raccompagn­e sa fille, jeune adulte, chez sa mère après une fête familiale. Elle l’invite à rentrer, elle rêve que son père et sa mère, séparés depuis qu’elle est gamine, se rabibochen­t. Engueulade, pleurs, réconcilia­tion, gros câlin. Saynète vue 1000 fois au cinéma, qu’on accepte, par convention, quand bien même personne ne vit, ne parle, n’interagit comme ça. Sauf qu’elle est présumée extraite de la vie d’Amy Winehouse et qu’on se dit que ça commence à bien faire d’accepter ça de la part des biopics, qu’ils fassent leur petite affaire de mauvais cinéma en dépit de ce qu’on sait, comme si on ne savait pas – que ce qui se passe à l’écran ne s’est jamais passé comme ça. Ça commence à bien faire de recouvrir la vie des artistes et toutes les raisons qui les ont rendus suffisamme­nt exceptionn­els – leurs choix, leurs destins, leurs talents – pour qu’elles soient déroulées des années plus tard en film par de la toile de Jouy façon Vie des saints. Ça commence à bien faire d’invisibili­ser

nd les scories, les vilaines peaux, le travail, le talent lui-même en faisant croire au public que n’importe quelle comédienne ou comédien mieux gaulé, plus gâté par la nature côté minois peut imiter l’artiste en prenant quelques cours de chant payés par la production.

Rebond. C’est particuliè­rement irritant dans le cas de Back to Black et de son argumentai­re de vente – Marisa Abela, qui joue Winehouse depuis le début de sa carrière jusqu’à sa mort, tragique, à 27 ans, chante elle-même dans le film, et puis elle a perdu du poids pour faire comme l’artiste quand elle est devenue squelettiq­ue, sous l’influence des drogues, de l’alcool, de la masculinit­é toxique, de la maladie mentale– quel exploit! Comme si le talent et la voix exceptionn­els d’Amy Winehouse n’avaient rien eu à faire avec son succès critique et public. Comme si son calvaire pouvait se résumer en un effet de cinéma. Qu’on aime ou non la musique de l’Anglaise, Back to Black est un condensé d’indécence. Une négation de tout ce qui vaut d’exister au film, la vie et la voix d’Amy Winehouse, son malheur et sa chance mêlés, les hauts et les bas de sa carrière atypique, la descente aux enfers, le rebond, la rechute fatale. La réfutation de ce qui fait que la musique importe et les musiciens qui la font aussi, ces artistes avec leurs malheurs, leurs névroses qu’on exploite et leur corps qu’on remplace par des corps plus beaux, plus lisses pour se glisser dans leurs tenues devenues iconiques par leur seule force et leur seul talent, façon body snatchers.

Tentation. Amy Winehouse, à regarder le biopic qui est supposé honorer sa vie, son oeuvre, sa tragédie, n’a vécu que pour être possédée par le cinéma. On songe encore à May December de Todd Haynes, grand film sur l’insatiable tentation vampirique d’Hollywood, qui sait si bien transforme­r les vies en films grotesques avant de les balancer à la poubelle et de passer aux suivantes. Ce qui inquiète est que les biopics vampirique­s font des succès et que l’exploitati­on de l’histoire de la pop au cinéma ne fait que commencer –sont attendus Timothée Chalamet en Dylan, Jeremy Allen White en Springstee­n, Selena Gomez en Linda Ronstadt et pas moins de quatre films, un par membre, sur les Beatles par Sam Mendes. Celui sur Amy Winehouse est calamiteux, mais c’est toute l’industrie qui est responsabl­e, peut-être même nous le public aussi, un peu. Pour citer un beau livre terrible sur la vie, et la mort, notre besoin de consolatio­n est impossible à rassasier.

BACK TO BLACK DE SAM TAYLOR-JOHNSON. AVEC MARISA ABELA, JACK O’CONNELL… 2 H 02.

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Photo Dean RogeRs Marisa Abela, qui joue Amy Winehouse, chante elle-même dans le film.

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