Libération

Tonton à tu et à toi

Anne Lauvergeon Longtemps après, la sherpa de Mitterrand dans les années 90 détaille sa proximité avec le président finissant qui luttait contre un cancer.

- PAR LUC LE VAILLANT PHOTO RÉMY ARTIGES

Dans les années 90, François Mitterrand vit ses ultimes années à l’Elysée. Il fait d’Anne Lauvergeon sa secrétaire générale adjointe et sa «sherpa», chargée de la préparatio­n des sommets internatio­naux. Elle arbore alors de bonnes joues d’enfance, mangées depuis par une sveltesse exécutive et une parfaite maîtrise de ses appétits qu’elle a su rassasier. Elle a déjà cette énergie de fantassin, cette pétulance de grenadier, cette hyperactiv­ité de dure-au-mal. Elle a une trentaine d’années. Il a largement dépassé les 70 ans. Il souffre d’un cancer qui complique l’exercice de ses fonctions. La maladie réveillée impose sa loi à celui qui déteste voir sa liberté contrainte. Elle le découvre et le protège, le conseille et le couve, le soigne et le défie. Il la voit autant comme une collaborat­rice dont il est ravi d’imposer la fraîcheur et la franchise au monde extérieur que comme une amie imprévue et attentive à qui il donne accès à son intimité abîmée et à qui il confie ses perplexité­s métaphysiq­ues et ses désarrois morbides. Sherpa et Areva. Après l’Elysée, l’agrégée de physique devient une industriel­le du nucléaire. «Atomic Anne» bâtit Areva qui ne survivra pas à la répudiatio­n de sa fondatrice par l’Etat actionnair­e et par la droite revenue au pouvoir. Elle traverse les hauts et bas habituels au monde des affaires. Elle essuie erreurs stratégiqu­es, revers techniques, renverseme­nt d’alliances, conflits d’intérêts, mise en cause de son mari, etc. Ensuite, elle sera quelque temps présidente du conseil de surveillan­ce de Libération. Les enquêteurs du journal ne la ménageront pas pour autant. Au contraire, pense-t-elle. Elle dirige aujourd’hui un cabinet de conseil en investisse­ments innovants dans le transport et l’énergie. Elle a mis un temps infini à livrer son regard sur Mitterrand. Elle s’y résout à 64 ans, âge auquel il entra à l’Elysée. Elle explique : «C’était compliqué. Je suis habituée à me taire.» Elle se tient à distance de l’hagiograph­ie tout en exerçant un droit d’inventaire minimal. Au-delà du portrait croisé de ce duo, l’idée est de voir si le souvenir du signataire du programme commun a encore le pouvoir de ragaillard­ir une gauche de gouverneme­nt dans la panade la plus noire.

Voisinage bourguigno­n. Mitterrand aurait volontiers improvisé sa sépulture dans les monts du Morvan, en surplomb de ses terres d’élection. Il a dû se rapatrier dans le caveau familial charentais. Lauvergeon sait déjà qu’elle fera tombeau commun avec les siens à Cuzy, où elle a repris la maison familiale. Ce village nivernais se situe sur un axe très mitterrand­ien qui zigzague de la basilique de Vézelay à la roche de Solutré en passant par la mairie de Château-Chinon. Mitterrand avait un amour de cartograph­e pour les paysages français. Et il adorait passer à la question cette fille d’un agrégé de géographie et d’une assistante sociale, tenue de lui en remontrer question lignée des rois de France, itinéraire­s cantonaux ou listes de municipali­tés. En ingénieure, elle s’étonnait plutôt des teintes des routes locales, enrobées de goudron rouge et rosé, couleurs politiquem­ent connotées.

Tutoiement. Devenu président, Mitterrand tutoie a minima. N’y ont droit que ses copains de collège, de Stalag ou de résistance. Jamais ses collaborat­eurs. Affaibli, il le propose à celle pour qui il a un faible et qu’il reçoit, parfois, en pyjama, assis raide et dressé sur son lit de douleurs. Petite plaisantin­e, elle lui aurait volontiers rétorqué «comme vous voulez», reprenant les termes de celui qui bat ainsi froid ceux qui tentent une approche. Naissance à Mais elle n’ose pas. Et ils vont aller ainsi cahin-caha, entre «tu» privé et «vous» public.

Avec parfois la glaciation du «vous» quand elle force la porte de ses domaines réservés. Aujourd’hui, elle tutoie facilement, sans que cela signifie une proximité particuliè­re. Business oblige, elle use aussi d’anglicisme­s qui auraient offusqué Mitterrand.

Amours initiales. Etudiant, Mitterrand est marqué par sa passion pour une lycéenne volage qui lui en fait voir et deviendra une speakerine connue. Analyse de Lauvergeon : «Plus jamais il ne sera l’homme d’une seule femme.» En écho à la bigamie assumée de ce «fidèle infidèle», elle ajoute : «Souvent, il me disait qu’il faudrait ne jamais se marier.» A l’Elysée, Lauvergeon est en pleine séparation avec son époux d’alors. Elle retrouvera bientôt son petit copain originel, croisé à Orléans. Ce consultant en énergie porte un patronyme qui peut prêter à complicati­on : Fric. Ensemble, ils ont deux enfants qui font des écoles de commerce.

Mazarine. Lauvergeon occupe le bureau qui mène à celui de Mitterrand. Il l’a placée là pour qu’elle voie tout, sache beaucoup et tienne sa langue. Il lui faut faire sien le mot de Baltasar Gracián : «Le silence est le sanctuaire de la prudence.» Car Mitterrand a l’art de maintenir des «cloisons étanches». Même au coeur du réacteur élyséen, la connaissan­ce de l’existence de Mazarine ne va pas de soi. Quand cette dernière entre à Normale sup, Mitterrand ne résiste pas à la tentation de faire part de sa fierté. Lauvergeon guette alors les jeunettes qui rendent visite au monarque finissant. Et confond la fille légitimée avec une petite amoureuse qui laisse des traces de fond de teint sur le col présidenti­el.

Greniers poussiéreu­x. L’homme de 1916 et la femme de 1959 ont connu des enfances sérieuses, studieuses et heureuses. Tous deux grandissen­t dans des maisons surmontées d’un grenier clos où la poussière filtre la lumière. Les livres y végètent en paix. Mitterrand ne jure que par les éditions reliées quand Lauvergeon apprécie de corner les pages des «Poche». Au panthéon de «FM», montent Stendhal et Lamartine. «AL», elle, en pince pour Tendre est la nuit de Fitzgerald. Elle apprécie les déjeuners d’écrivains auxquels la convie au dernier moment son patron qui adore la débaucher au débotté. Elle deviendra ainsi copine avec Frédéric Dard, l’auteur de San Antonio, ou avec Régine Desforges, à l’origine éditrice d’érotiques. «Dallas» ou «Dynastie». Il est plutôt Dallas, elle préfère Dynastie. Ces séries télévisées d’alors diffèrent peu l’une de l’autre. Et célèbrent avec allégresse la férocité du capitalism­e. De là à instruire un double procès en traîtrise sociale, il ne faudrait pas exagérer. Jamais encartée au PS, Lauvergeon se dit toujours «mitterrand­iste». Peu attirée par le «en même temps» de Macron, elle appelle à refonder «une vraie droite et une vraie gauche» pour repousser les extrêmes. Elle plaide pour le retour au septennat «afin de retrouver le sens du temps long». Elle souhaite l’émergence d’un «leader progressis­te et charismati­que avec une pensée et un programme». Elle évoque la nécessité de la réindustri­alisation et la refondatio­n du multilatér­alisme. Elle a refusé de rallier les gouverneme­nts de Sarkozy et aurait pu frayer avec ceux de Hollande. Elle se dit «prête à s’enrôler si les choses allaient vraiment mal», désastre qui pourrait survenir sans tarder. Elle ne manquerait pas alors de s’inspirer de l’exemple du vieil homme. Qui, dit-elle, lui «manque».•

1959 Dijon

1990-1995 Conseillèr­e à l’Elysée

2001-2011 Areva

2024 La Promesse (Grasset)

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France