Le discours de 2017 validé par les crises
Le Brexit, le Covid ou encore l’Ukraine ont permis de faire triompher les idées européennes développées par le Président lors de sa précédente intervention à la Sorbonne.
Quand on lui vantait les mérites d’un officier, Napoléon demandait toujours : «Fort bien, mais a-t-il de la chance?» Car le talent seul n’est rien. On peut sans aucun doute dire qu’Emmanuel Macron a eu de la chance, car les faits ont validé son appel prémonitoire, lancé dans son discours de la Sorbonne du 26 septembre 2017, à construire une «souveraineté européenne» dans les domaines de la défense, de la politique étrangère (y compris son volet commercial), de la transition écologique, de la réindustrialisation, du numérique ou de la politique d’immigration et d’asile : «Nous sommes bousculés ! Il y a des menaces ! L’audace est notre seule réponse», avait-il alors plaidé. Mais, à l’époque, son discours était tombé à plat, faute de soutiens européens.
Il a fallu attendre que les Vingt-Sept prennent conscience que l’isolationnisme américain était là pour durer, s’inquiètent de l’agressivité croissante de la Chine, affrontent la crise du Covid et se retrouvent démunis lors de l’invasion de l’Ukraine pour que l’agenda du chef de l’Etat français soit mis en oeuvre et même au-delà sur certains points. Mais se livrer à un pointage, proposition par proposition, n’aurait guère de sens : «Ce n’était pas un discours programmatique, tout simplement parce qu’Emmanuel Macron n’était pas maître de l’agenda des institutions européennes. Ce qu’il a obtenu, c’est de rendre légitimes des thématiques dont on ne parlait alors pas du tout dans les cercles politiques bruxellois», analyse le politologue Olivier Costa, directeur de recherche au CNRS et au Centre de recherches politiques de Sciences-Po.
Lettre morte. Le moment a été soigneusement choisi. L’Europe était alors en plein doute existentiel, un an après le référendum sur le Brexit et quelques mois après l’accession de Trump à la présidence des Etats-Unis, les deux alliés militaires sans lesquels l’Europe est largement sans défense. Surtout, il a été prononcé trois jours après les élections législatives allemandes et une victoire plus étriquée que prévu d’Angela Merkel, ce qui allait sans doute conduire à une «grande coalition» avec les socio-démocrates du SPD, censés être plus europhiles. Macron a vu là l’occasion d’inscrire ses priorités dans l’agenda politique allemand, ce qui fut le cas dans un premier temps. En effet, l’accord de «GroKo» de janvier 2018 négocié entre Angela Merkel et Martin Schulz, le patron du SPD, a repris en grande partie les propositions françaises, y compris celle d’un budget de la zone euro. Las, cet accord à peine signé, l’ancien président du Parlement européen a dû céder la place à Olaf Scholz : or, le nouveau vicechancelier et ministre des Finances n’a aucune appétence pour l’intégration européenne et encore moins pour la moindre solidarité financière entre Etats membres. Certes, lors du sommet franco-allemand de Meseberg, en juin 2018, Angela Merkel et Olaf Scholz se sont engagés de conserve à renforcer la zone euro, mais cet accord est resté lettre morte.
«Le chef de l’Etat s’est retrouvé sans allié. Il espérait que son élection serait le signe d’une vague centriste et libérale, mais elle n’a pas eu lieu, reconnaît Olivier Costa. Ses idées n’ont pas embrayé.» Il parvient néanmoins à faire nommer, au lendemain des élections européennes de juin 2019, l’ancien Premier ministre libéral belge, Charles Michel, à la tête du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, et la ministre de la Défense d’Angela Merkel, Ursula von der Leyen, à la présidence de la Commission. Les deux partagent en partie ses idées : la «commission géopolitique» et le Green Deal (le Pacte vert), c’est-àdire la transition énergétique. Les clés de voûte de la Commission présidée par Von der Leyen font d’ailleurs directement écho au discours de la Sorbonne. Mais c’est tout.
Avancées. La crise du Covid va changer la donne. En juillet 2020, les Vingt-Sept se mettent d’accord pour lancer un emprunt européen de 750 milliards d’euros remboursés principalement par le budget européen afin de remettre sur les rails les économies européennes mises à l’arrêt entre 2020 et 2022. Ils mettent aussi sur pied les premiers éléments d’une Europe de la santé, en finançant et en achetant en commun les vaccins contre le Covid. C’est aussi durant cette période qu’ils prennent conscience que la Chine n’est pas l’amie fantasmée, celle-ci ayant essayé de diviser l’Europe durant les premiers mois de la pandémie. C’est à ce moment que l’idée de la réindustrialisation à marche forcée de l’Union s’est imposée. Une volonté de se réapproprier toutes les chaînes de valeur stratégiques qui a concerné les médicaments de base, mais aussi les semi-conducteurs ou encore les matières premières critiques nécessaires à la transition verte. Un mouvement qui a été de pair avec le renforcement sans précédent des instruments de défense commerciale. L’invasion russe de l’Ukraine, en février 2022, va achever de faire triompher les idées françaises. L’autonomie stratégique de l’Union n’est désormais plus un tabou, comme le montre l’aide militaire à l’Ukraine, y compris en accélérant la production d’obus et, surtout la décision de réarmer l’Europe en lançant un marché intérieur des industries de défense, prélude indispensable à une Europe de la défense autonome. Le choc ukrainien a aussi conduit l’Union à s’autonomiser dans le domaine de l’énergie, notamment en acceptant de sanctuariser le nucléaire au niveau européen.
Autant d’avancées qui n’auraient pas eu lieu sans ces événements qui ont conduit à l’effondrement du logiciel allemand fondé sur une triple dépendance : à l’égard des Etats-Unis pour la défense, de l’usine monde chinoise, de la Russie pour l’énergie… «Emmanuel Macron n’a pas été le grand ordonnateur de ce qui s’est fait depuis 2017. Mais il faut reconnaître que si les faits lui ont donné raison, c’est aussi parce qu’il avait une analyse juste des faits», conclut Olivier Costa.
après le 9 juin. Pour désindexer le moral des troupes des mauvais sondages qui donnent la liste Hayer autour de 17 % des intentions de vote, les macronistes ont en réserve une panoplie d’arguments confinant à la méthode Coué: la campagne va s’accélérer, les votes ne se cristallisant que dans les quinze derniers jours, espèrent-ils. Et le cru 2024 de la Sorbonne va enfin leur permettre d’entrer dans le dur des sujets européens, là où leurs concurrents s’efforceraient de nationaliser la campagne. La désertion d’une partie des 9 millions de Français qui ont voté Macron au premier tour en 2022 ? Aucun lien avec le tournant droitier du quinquennat, veulent-ils croire. «Nos électeurs sont en attente de débat sur l’Europe», parie Olivier Dussopt, numéro 2 du parti Renaissance, alors qu’un ministre assure que «le Président est capable de remobiliser sa base. Au lieu d’aller chercher je ne sais pas qui, il faut mobiliser son camp et les nôtres veulent toujours voir Macron». Clément Beaune convient d’une difficulté nouvelle : «Maintenant, tout le monde se dit européen, c’est notre victoire et notre problème. Même le RN n’est plus aussi anti-européen assumé.» Le porte-parole de la campagne juge pour autant que «pour la frange sociale-démocrate de notre électorat, ce ressort n’est pas cassé. On peut regagner des points chez les pro-européens».
«Les nôtres veulent toujours voir Macron»
Tentant encore de se rassurer, le camp du chef de l’Etat rappelle que les européennes sont traditionnellement délicates pour le pouvoir en place, et se replonge dans l’ambiance de 2019, qui n’était guère plus favorable. La crise des gilets jaunes à peine terminée, le Président donnait, il y a cinq ans une conférence de presse post-grand débat pour tenter de se relancer. Quelques semaines plus tard, Nathalie Loiseau, alors tête de liste Renew, se hissait à 22% des voix, faisant quasi jeu égal avec le RN, comparent les partisans du Président qui refusent d’envisager le scénario catastrophe d’un croisement des courbes entre Hayer et Glucksmann et, au doigt mouillé, n’imaginent pas un Bardella conservant son avance actuelle.
Pour affaiblir le RN qui caracole à plus de 30 % des intentions de vote, la macronie cherche encore la martingale, se plaignant de voir le candidat d’extrême droite esquiver les débats. «Le RN est bien planqué, ils font tourner le ballon. S’ils n’envoient pas Bardella sur les plateaux, c’est qu’ils savent qu’il peut exploser en vol», cible le député Renaissance Marc Ferracci. Tout en préconisant de «pilonner le RN», une ministre, fataliste, voit dans cette pole position «quelque chose d’inéluctable» : «Le “on n’a jamais essayé”, c’est difficile à combattre.» Macron mettait en garde, à la Sorbonne en 2017 : «Trop longtemps, nous avons cru avec certitude que le passé ne reviendrait pas, nous avons pensé que la leçon était retenue.» Sept ans plus tard, l’extrême droite en Europe menace de réaliser une percée inédite. •