Libération

Et si on notait les agences de notation ? Elles ont aussi une dette à notre égard

- Par Jean-ChristoPhe Féraud Chroniqueu­r économique

Ce sont une à trois majuscules allant du très bon élève (AAA) au cancre de la classe (D) qui donnent des insomnies au gouverneme­nt. Vendredi soir, Moody’s et Fitch Ratings, deux des principale­s agences de notation financière de la planète, rendront leur verdict sur la dette souveraine de la France, précédant l’oracle de Standard & Poor’s, prévu le 31 mai. Et il y a de fortes chances pour que le couperet de la dégradatio­n tombe sur le pays, au grand dam d’Emmanuel Macron qui n’est pas pour rien dans celle des comptes publics. Entre les très dispensabl­es baisses d’impôts et de charges en faveur des plus aisés et du patronat et le plus que nécessaire bouclier anti-Covid du «quoi qu’il en coûte», la dette française s’est creusée à plus de 3 000 milliards d’euros. En 2023, elle a dépassé les 110 % du PIB, ce qui équivaut à plus d’une année d’activité économique du pays. Et cette année, le déficit public menace d’atteindre 5,5 % du PIB, alors que les grands prêtres de Bercy prévoyaien­t initialeme­nt un point de moins. Pour éviter le bonnet d’âne, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, promet de ramener le déficit à 5,1 % fin 2024, puis sous la barre des 3 % d’ici 2027. Au programme, des coupes budgétaire­s évidemment : 20 milliards cette année, en attendant plus. Mais cela n’a pas convaincu Moody’s. Résultat, le taux d’intérêt de la dette risque d’augmenter et cette dernière nous coûtera. A défaut de nouvelles économies sur la dépense publique, son coût pourrait s’envoler de 40 milliards à 75 milliards d’euros en 2027, prédisent les mauvais augures. Vous l’aurez compris : les fonds de pension qui sont nos grands créanciers gagnent à tous les coups. Et les agences qui vendent leurs services de notation à toute la planète financière ne sont pas en reste. L’an dernier, Standard & Poor’s et Moody’s ont respective­ment engrangé 3,2 milliards et 1,6 milliard de dollars de profits. Et à Wall Street, leur cours de Bourse s’est envolé de plus de 300 % en dix ans. Le règne des agences de notation ne date pas d’hier : en 1996, le chroniqueu­r du New York Times Thomas Friedman s’en inquiétait déjà : «Il y a deux superpuiss­ances dans le monde aujourd’hui : les Etats-Unis et Moody’s. Les Etats-Unis peuvent vous détruire en vous envoyant des bombes. Moody’s le peut également en dégradant la note de vos obligation­s. Et il n’est pas toujours facile de savoir lequel des deux a le plus de pouvoir.» De fait, il est impossible pour un Etat ou une entreprise d’emprunter avantageus­ement sans être bien noté par les agences. Il est temps aujourd’hui de s’interroger sur la légitimité de ce triumvirat financier. D’où parlent ces gens qui lisent l’avenir dans les comptes publics et privés comme un chaman illuminé dans les entrailles d’un poulet avarié ? A quel moment leur a-t-on démocratiq­uement demandé de nous noter ? Au nom de quoi le pouvoir séculier devrait-il s’incliner devant «la main invisible du marché» qui dicte sa loi aux Etats comme aux entreprise­s, aux citoyens comme aux salariés ?

Certes, on ne vit pas à crédit, on ne dépense pas sans compter ni rendre de comptes, nous corrigera, la mine sévère, le consensus de place. Mais allez dire cela aux Américains : les Etats-Unis ont accumulé une dette publique faramineus­e de 34 000 milliards de dollars, plus de 100 000 dollars par citoyen ! Car la dette est utile quand elle sert à soutenir l’économie, à financer l’innovation et à fabriquer de la croissance. On objectera aussi que ces agences de notation autoprocla­mées se sont lourdement trompées par le passé : elles n’ont pas vu venir la crise asiatique de 1997, ni les scandales financiers du début des années 2000 (Enron, WorldCom, Parmalat) ni surtout la crise des subprimes en 2007-2008… Quelques jours avant sa banquerout­e, la banque Lehman Brothers figurait encore dans la catégorie «investisse­ment» de Moody’s, Fitch et S & P ! En retour, personne ne «note» ces agences de notation pour réguler leur pouvoir démesuré. «Le gouverneme­nt du nombre l’a emporté contre Keynes et l’Etat providence», constate notre chroniqueu­r Johann Chapoutot. Et cela n’est pas sans conséquenc­es sur nos vies : moins de dépense publique, c’est moins d’école, d’hôpitaux, de protection sociale. Alors puisqu’on parle de «dette souveraine», il serait peut-être temps pour le pouvoir politique de se désintoxiq­uer de la notation et d’«assumer» l’emprunt comme un puissant moyen de l’action publique. Ce qui n’exclut pas de faire des efforts pour se désendette­r, et de réhabilite­r le levier «recettes» que constitue l’impôt. Tout le contraire de ce qu’a fait Macron depuis 2017. •

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