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«L’extrême droite séduit les jeunes, pour qui la dictature n’évoque rien»

L’historien Yves Léonard analyse l’héritage dans le Portugal actuel du mouvement qui a balayé il y a cinquante ans la dictature, un régime fasciste que même Chega, parti xénophobe et anti-LGBT en plein essor, ne revendique pas pleinement.

- Recueilli par FrANçOIs-XAvIer GOMez

Enseignant à Sciences-Po Paris et spécialist­e du Portugal contempora­in, Yves Léonard vient de publier Salazar. le Dictateur énigmatiqu­e (1), imposante biographie du plus méconnu des autocrates de droite européens, bien qu’ayant gouverné plus longtemps que ses pairs Hitler et Mussolini, et à peu près autant que Franco : il a monopolisé le pouvoir entre 1932 et 1968. Le régime qu’il avait institué, l’Estado Novo, lui a survécu, jusqu’à la révolution du 25 avril 1974 qui renverse son successeur, Marcelo Caetano. L’historien explique ce qu’il reste, un demi-siècle plus tard, de la révolution des OEillets.

Il y a trois semaines, le socialiste António Costa a cédé le fauteuil de Premier ministre au libéral Luís Montenegro. Ces deux hommes sont-ils les héritiers de révolution de 1974 ? C’est surtout le cas d’António Costa, qui a placé son action dans la continuité de celle de Mário Soares, le grand architecte de la démocratie au Portugal. Soares n’était pas à Lisbonne le 25 avril 1974, puisqu’il était exilé en France, mais il est rapidement devenu ministre, puis Premier ministre en 1976. Luís Montenegro est de son côté membre du Parti social-démocrate, issu de la révolution, qui représenta­it la sensibilit­é de centre gauche, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. En affirmant qu’il ne ferait pas alliance avec le parti d’extrême droite Chega, qui a obtenu 19 % des voix aux législativ­es le 10 mars, il a défendu les valeurs de la révolution, même si une partie de sa famille politique a manifesté son désaccord. Malgré leurs différence­s, Costa et Montenegro devraient, en ce jour anniversai­re, arborer l’oeillet rouge.

Chega se revendique-t-il du salazarism­e?

Pas de façon claire. C’est plutôt un thème diffus, exprimé dans un registre saudosista (nostalgiqu­e). Chega se rapproche de l’Estado Novo par l’obsession de la grandeur du Portugal. C’est son aspect trumpiste : «Make Portugal Great Again». Le parti dirigé par André Ventura se réfère en outre à la dictature comme une période propre et honnête, opposée au Portugal actuel, décrit comme un système de corruption généralisé­e des élites. Le slogan de campagne de Chega aux législativ­es de mars était d’ailleurs «Limpar Portugal» (nettoyer le Portugal). La «probité» du salazarism­e n’a en réalité jamais existé. Le dictateur lui-même n’a sans doute jamais piqué dans la caisse et il est mort sans fortune personnell­e. Mais Salazar a laissé faire le clientélis­me et le favoritism­e, et quand il le fallait, il a fermé les yeux sur des pratiques de corruption avérées, tenues secrètes en raison de la censure sur les médias.

La nostalgie ne joue aucun rôle dans le succès de Chega ?

Il y a certes une arrière-garde salazarist­e et contre-révolution­naire à Chega, qu’incarne Diogo Pacheco de Amorim, actuel vice-président de l’Assemblée nationale, qui en 1975 posait des bombes contre le processus révolution­naire. Mais Chega a surtout progressé en séduisant les jeunes, pour qui la dictature n’évoque rien. Son chef, Ventura, a lui-même 41 ans et une autre figure du parti, Rita Maria Matias, 25 ans. Et rien n’est plus éloigné de l’extrême droite 2.0, ultra-présente sur les réseaux sociaux, que la figure d’un austère professeur enfermé dans son bureau, comme l’était Salazar. Pour résumer, l’héritage salazarist­e est difficilem­ent exploitabl­e par Chega.

Le déclencheu­r de la révolution a été le refus de l’armée de poursuivre les guerres coloniales en Afrique. Quelles sont aujourd’hui les relations du Portugal avec ses anciens territoire­s ?

La relation avec l’ancien empire colonial reste complexe. La révolution est survenue après plusieurs années de guerre dans les trois principale­s colonies: la Guinée-Bissau, l’Angola et le Mozambique. Après le 25 avril, ces conflits se sont prolongés par des guerres civiles. Dès la fin des années 70, le Portugal a souhaité établir des liens avec ces pays devenus indépendan­ts. Les Portugais ont toujours considéré que leur colonisati­on était différente, plus douce, faite de proximité avec les peuples occupés, et qu’il existait un métissage. Autant de qualités à faire valoir pour entretenir des relations privilégié­es avec les anciens dominés. Ces liens politiques, commerciau­x, économique­s ont été confortés quand les deux pays principaux, l’Angola et le Mozambique, en ont fini avec les guerres fratricide­s.

La coopératio­n entre pays lusophones est-elle une réalité ?

En 1996, à l’initiative du Brésil, est née la Communauté des pays de langue portugaise. Près de trente ans plus tard, c’est une structure qui fonctionne, au-delà de l’aspect culturel, il y a des échanges de biens et de personnes. C’est aussi une forme de résistance à l’hégémonie de l’anglais : le portugais est la troisième langue européenne dans le monde, il est présent en Europe, en Amérique du Sud, en Afrique et aussi, plus marginalem­ent, en Asie (Goa, Macao, le Timor). Il y a des investisse­ments dans les deux sens, notamment avec l’Angola qui, grâce à la manne pétrolière, a investi de grandes fortunes au Portugal. L’Angola est même apparu comme un eldorado dans les années 2010 : de nombreux Portugais s’y sont installés quand la crise de l’austérité a frappé l’Europe.

Les Portugais exercent souvent des responsabi­lités internatio­nales: António Guterres, secrétaire général de l’ONU depuis 2017, ou José Manuel Durao Barroso, à la tête de la Commission européenne entre 2004 et 2014.

Le Portugal bénéficie d’une bonne image dans le monde. Il a donné des gages en termes de démocratis­ation, et son statut de «petit pays» est un atout dans les instances supranatio­nales, il permet de contourner les rivalités entre grandes nations. Quand il était Premier ministre, Guterres a été très actif sur la question de l’indépendan­ce du Timor, c’est une des actions diplomatiq­ues portées au crédit du pays. Les deux hommes sont cependant très différents: Guterres est affable, ouvert au dialogue, il vient de la frange progressis­te de l’Eglise catholique qui s’opposait à la dictature de Salazar. Durao Barroso n’a pas les mêmes qualités, c’est un ultralibér­al qui a laissé loin derrière lui son passé de militant maoïste.

(1) Perrin, 528 pp., 26 €. Auteur aussi de Sous les oeillets la révolution (Chandeigne, 2023).

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