En Gironde, «on va pouvoir se faire des petits plaisirs»
Quatre cents habitants du département vont toucher 150 euros par mois et par foyer, contre une cotisation à hauteur de leurs revenus, pour faire leurs courses. Une aide bienvenue pour donner aux plus précaires un accès au bien manger.
«On ne choisit pas ce qu’il y a dans les paniers, mais c’est ça ou le frigo reste vide.» A 32 ans, Mary a désormais l’habitude des longues files d’attente dans les banques alimentaires. «Pas le choix.» Pour le reste de ses courses, la trentenaire privilégie les enseignes discount, «jamais sans avoir épluché au préalable le catalogue, pour repérer tous les prix, et sortir les bons de réductions». Une routine épuisante pour cette maman solo qui vit du RSA dans le SudGironde avec quatre enfants à charge. «C’est beaucoup de privation. Les fois où j’arrive à avoir un bout de viande, je le coupe en plusieurs morceaux et les donne à mes enfants», témoigne la jeune femme. Alors quand le tierslieu citoyen la Boussole, à Captieux (village de 1 300 habitants), s’est fait le relais d’une expérimentation girondine baptisée Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) et destinée à rendre accessible à tous le «bien manger», elle n’a pas hésité longtemps avant de postuler.
Pendant un an, 400 bénéficiaires girondins de tous statuts et de tous revenus – familles monoparentales, couples avec ou sans enfant, retraités, étudiants… – vont percevoir une allocation mensuelle de 150 monnaies alimentaires, la MonA. L’équivalent
de 150 euros par mois et par foyer, auxquels s’ajoutent 75 euros par personne. «Ça va tripler mon budget alimentaire. On va même pouvoir se faire des petits plaisirs», se réjouit par avance Mary. Tous ont été tirés au sort selon des critères de ressources et de composition du foyer. «On a reçu 800 candidatures, on ne s’attendait pas à autant. C’est une belle surprise», se félicite Corinne Martinez, conseillère départementale déléguée à la résilience et à l’innovation territoriale. Concrètement, «les 400» pourront acheter des produits alimentaires avec la MonA dans des lieux conventionnés – épiceries, marchés, boucheries… – respectant des critères définis par les citoyens euxmêmes : l’accessibilité et l’inclusivité, le bien-être au travail, la juste rémunération des producteurs, la localité des produits et la durabilité des pratiques agricoles.
«justice sociale»
Le concept, qui s’inspire largement de la création de la sécurité sociale en 1945, n’est pas totalement nouveau en France mais gagne du terrain. A Montpellier, précurseur en la matière, des citoyens font déjà caisse alimentaire commune pour s’aider à remplir leurs frigos. D’autres villes, à l’instar de Paris ou Cadenet dans le Vaucluse, planchent aussi sur leurs formules. En Gironde, l’expérience a ceci d’inédit qu’elle vise «plus large», à l’échelle départementale.
Quatre territoires ont été retenus : deux zones urbaines, Bordeaux et Bègles, et deux secteurs ruraux, le Pays-Foyen et le Sud-Gironde. Pour alimenter cette caisse commune, chaque bénéficiaire cotise à hauteur de ses moyens avec un minimum mensuel de 10 euros par foyer. Cela représente 214000 euros de cotisations, qui complètent 730 000 euros de financement répartis entre les collectivités, le collectif Acclimat’action, l’Agence de la transition écologique du gouvernement (Ademe) et la fondation Carasso. «Le Covid et les différents confinements ont montré que la question alimentaire est centrale en période de crise. Je ne peux pas me résoudre à voir des familles considérer le hard discount comme l’unique réponse. C’est une question de justice sociale. L’accès à une alimentation durable est un droit, insiste Jean-Luc Gleyze, le président PS du département. Sur nos 56 000 collégiens, bon nombre ont pour seul repas équilibré celui qu’ils prennent à la cantine.»
Aux côtés d’Acclimat’Action, qui milite dans les quartiers populaires pour une transition des modèles alimentaires, le département élabore le projet depuis un an, en partenariat avec des citoyens et la ville de Bordeaux. Une union des gauches relativement nouvelle à cet échelon. «Quand notre mandat a débuté, on s’est rendu compte que Bordeaux ne travaillait jamais ou très peu avec le département, malgré nos compétences croisées sur un sujet aussi urgent», retrace Pierre Hurmic, maire écologiste. En Gironde, 200 000 personnes se trouvent en
situation de précarité alimentaire, soit 12 % de la population.
«mauvaIsEs habItudEs»
Grégory, un bénéficiaire de 42 ans qui travaille en Etablissement et service d’aide par le travail (Esat), y voit l’occasion de «créer du lien et de modifier certaines mauvaises habitudes alimentaires». «On est de plus en plus nombreux à se restreindre. Même mes parents, qui gagnent plutôt bien leur vie, tirent la gueule dans les rayons. Je suis persuadé que la SSA peut apporter un début de réponse», abonde Nicolas, un maraîcher de 35 ans en reconversion à cause des aléas climatiques. «C’est aussi l’occasion pour les citoyens de se réapproprier la question alimentaire, de ne plus être des consommateurs passifs», analyse Harmonie Lecerf Meunier, adjointe au maire de Bordeaux chargée de l’accès aux droits, des solidarités et des seniors.
Les producteurs girondins volontaires espèrent, eux, diversifier leur clientèle et sensibiliser à l’alimentation en circuit court. «C’est intéressant de ne pas prêcher uniquement aux convaincus qui mangent déjà bio et local», pointent Jeanne et Cécile, à la tête de la Ferme des filles, à Captieux. Les deux cousines et leurs soeurs y cultivent des asperges et produisent des oeufs dont pourront bénéficier les 400. A ce jour, chacun des quatre territoires répertorie entre trois et huit lieux conventionnés. Un chiffre amené à grossir dans les prochains mois. «Ce projet nous permet d’être payés au juste prix et de rendre notre viande accessible à tous», se satisfait Gérard, éleveur
producteur de boeufs, d’agneaux et de porcs du côté de Bazas. «On rejoint l’expérience par militantisme, pour défendre notre pratique du métier», livrent Sébastien et Grégory, deux maraîchers rencontrés à Lados, aux Jardins de Bouet, une microferme résiliente et durable. Plus dubitatif, même s’il ne remet pas en question le fond, Aziz Skalli, conseiller municipal d’opposition à Bordeaux et président du parti Renaissance en Gironde, craint la création d’«une usine à gaz» et se dit plutôt favorable à «des aides directes pour les familles ciblées par le CCAS». Côté LR, Géraldine Amouroux, élue d’opposition à Bordeaux et au département, pressent que «l’universalité affichée ne sera que de la com». Elle considère «l’idée bonne en soi», mais risquée, «compte tenu des finances du département».
«On n’arrête pas une idée dont le temps est venu», balaye Pierre Hurmic. Cinq chercheurs et une doctorante seront chargés de documenter, d’évaluer la mesure et de croiser les données avec celles de Montpellier. «On va voir comment elle peut influencer les habitudes par exemple. Contrairement à ce qu’on imagine, manger de la viande n’est pas le marqueur le plus fort d’inégalités. C’est plutôt la consommation de fruits et légumes frais et de saison», souligne David Glory, ethnologue au Centre d’études diplomatiques et stratégiques et membre d’Aclimat’action. L’espoir des citoyens et des élus? Que le plaidoyer citoyen sur la question alimentaire qui en découlera aboutisse à une proposition de loi et essaime partout en France.