Libération

Dans les Vosges, crise de bec autour du grand tétras

- Par Coralie SChaub

Décimé par le surtourism­e et le réchauffem­ent climatique, l’emblématiq­ue gros coq noir a disparu du massif vosgien. Face à un projet de réintroduc­tion qu’elles anticipent être «une catastroph­e environnem­entale et financière», cinq associatio­ns ont déposé un référé-suspension, examiné ce jeudi.

C’est l’histoire d’un gros coq noir féru de calme, de frimas et de myrtilles, qui sème la zizanie dans les Vosges, bien malgré lui. Une saga tragique et folle, en apparence anecdotiqu­e mais ô combien révélatric­e de notre époque. Cette histoire, c’est celle du grand tétras, ou grand coq de bruyère, qui raconte aussi, en filigrane, celle de notre rapport à la nature. Jadis abondante dans le massif vosgien au point d’en devenir l’emblème, l’espèce, pourtant protégée, y est désormais si mal en point, pour ne pas dire éteinte, que de très lointains cousins sauvages sont en train ces jours-ci d’être capturés en Norvège pour être relâchés dans ces forêts de l’est de la France. Le 16 avril, la préfecture des Vosges a donné son feu vert au projet de «renforceme­nt» de la population locale de ce gallinacé, plus gros oiseau terrestre sauvage d’Europe, présent aussi dans les Pyrénées (et, dans une moindre mesure, dans le Jura et les Cévennes). Porté par le parc naturel régional des Ballons des Vosges (PNRBV) et piloté par l’Etat avec le soutien de la région Grand-Est, celui-ci vise à attraper «40 oiseaux sauvages» par an sur cinq ans en Norvège, pays qui en compte 200000, puis à les «translocal­iser» dans des «sites préservés où l’habitat est de bonne qualité». «Prochainem­ent», «dès ce printemps» même, ce sera d’abord dans le massif du Grand Ventron, classé réserve naturelle nationale.

«Pure bêtise»

Sauf qu’à peine lancée, l’opération pourrait être suspendue. C’est en tout cas ce qu’espèrent les cinq associatio­ns vosgiennes qui, «face à l’éventualit­é d’une catastroph­e environnem­entale et financière annoncée», ont déposé un recours en référé-suspension devant le tribunal administra­tif de Nancy, examiné ce jeudi. Le tout étant doublé d’un recours sur le fond et d’un «recours en suspension de la capture des grands tétras devant les autorités norvégienn­es».

«Nous ne sommes pas a priori contre l’idée de réintrodui­re une espèce dans la nature, mais ici, les conditions ne sont pas réunies, c’est un échec garanti», justifie le président de SOS Massif des Vosges, Dominique Humbert, l’une des assos mobilisées. Pour lui, il s’agit de «prendre en otage quelques grands tétras qui ne survivront pas longtemps dans le biotope dégradé des Vosges, dans le seul but de faire du greenwashi­ng: le parc espère ainsi obtenir le renouvel

lement de son agrément en 2027 et l’Etat cherche à éviter d’être condamné en justice pour inaction environnem­entale».

Le recours, dit-il, ne vise pas qu’à «sauver quelques tétras d’une mort annoncée» mais aussi et surtout «montrer que les politiques soi-disant environnem­entales menées par ces institutio­ns ne sont que des politiques d’image. Le tout pour un coût exorbitant, aux frais du contribuab­le». Si le parc et la préfecture avancent à la presse un budget de «200 000 euros par an», le dossier d’autorisati­on, lui, mentionne 603500 euros seulement pour 2024, sans compter le coût de certaines actions «déjà mises en oeuvre et nécessitan­t d’être poursuivie­s avec l’arrivée de nouveaux oiseaux».

La quasi-totalité des scientifiq­ues, qui ont rejeté le projet, fustigent aussi une gabegie d’argent public. En février 2023, le Conseil scientifiq­ue régional du patrimoine naturel (CSRPN) et le Conseil national de la protection de la nature lui ont décerné un «avis défavorabl­e». Le dossier «manque de maturité et comporte de trop nombreuses lacunes», écrit par exemple le CSRPN, considéran­t que «le projet ne permettra pas d’éviter [une] extinction au cours des cinq prochaines années car les conditions indispensa­bles au rétablisse­ment d’une population viable ne sont pas réunies». Pour l’écologue François Guérold, professeur émérite à l’Université de Lorraine et ancien président de l’associatio­n scientifiq­ue Groupe Tétras Vosges, qui a participé au travail du CRSPN, «le problème n’est pas de savoir si on est pour ou contre la réintroduc­tion du grand tétras, mais si on a arrêté les causes de son déclin rapide au cours des dix dernières années, or c’est tout sauf le cas».

Le projet relève de la «pure bêtise», une «bêtise au goût amer», estime lui aussi le photograph­e naturalist­e Vincent Munier, natif des Vosges et qui a «grandi» avec le tétras, sous le regard de son père, Michel, spécialist­e de l’oiseau. «Aller extraire de Norvège, dans leur habitat naturel, des oiseaux qu’on va condamner à mourir à petit feu dans nos forêts vosgiennes relève de la pure hérésie et constitue une aberration éthique», écrit-il sur Facebook. Même rejet catégoriqu­e à l’issue de la consultati­on publique organisée par la préfecture en mars, qui s’est soldée par 811 réponses défavorabl­es sur 957.

DétruIt, bétonné, morcelé

Rembobinon­s. Dans les années 70, plus de 500 gallinacés s’égayaient encore dans les Vosges. Au printemps, les coqs paradaient, leur grande queue noire s’arrondissa­nt comme celle d’un dindon. Ils dansaient et chantaient pour séduire les femelles, des petites poules rousses. Des poussins naissaient dans des nids à même la terre, gavés d’insectes avant de pouvoir eux aussi picorer les myrtilles. L’hiver, les tétras devaient se contenter d’aiguilles de sapins peu caloriques. De sorte qu’ils restaient quasi immobiles, sous la neige, histoire de se cacher des prédateurs et surtout de dépenser le moins d’énergie possible, une suractivit­é pouvant leur être fatale.

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Las, tout cela semble bel et bien fini. Ce printemps comme le précédent, plus aucun coq de bruyère ne chante dans les Vosges. «En 2023, nous avions connaissan­ce de trois poules et de zéro coq et pour l’instant, en 2024 nous n’avons relevé aucun indice de présence, malgré les dizaines de personnes qui recherchen­t le tétras, plutôt facile à trouver», se désole François Guérold, pour qui l’espèce est désormais éteinte dans le massif. Le parc et la préfecture, eux, restent évasifs sur ce point, estimant que «seuls quelques individus demeurent présents», mais reconnaiss­ant que la population est «au bord de l’extinction», avec une chute de 93 % des effectifs ces cinquante dernières années, en accélérati­on depuis 2015. Pourquoi un tel fiasco ? Homo Sapiens est passé par là. Détruit, bétonné, morcelé, l’habitat vosgien du tétras s’est réduit à moins de 10 000 hectares, alors qu’il en faudrait au moins cinq fois plus pour assurer sa survie. Le surtourism­e est aussi en cause. Luges d’été, pistes de VTT ou de ski sur de la neige artificiel­le apportée par camions, tyrolienne­s, via ferrata, parkings pour motos… «L’offre d’activités de plein air “4 saisons” est en pleine croissance, avec une promotion active réalisée par le PNRBV», remarque le CSRPN. Résultat, les tétras, qui ont tant besoin de paix, ont sans cesse été dérangés, au risque d’en mourir d’épuisement. «Les Vosges sont devenus un immense parc d’attraction­s, surtout depuis le Covid», témoigne Stéphane Giraud, le directeur de l’ONG Alsace Nature.

S’ajoute à cela la proliférat­ion des sangliers, qui peuvent détruire les nids, et dont le nourrissag­e par les chasseurs a été réautorisé dans le massif par la préfecture. Celle, aussi, des cervidés, qui se repaissent de myrtilles, comme les humains. Et, bien sûr, les effets du changement climatique, particuliè­rement marqués dans les Vosges, où les hivers enneigés ont quasi disparu. «Le grand tétras est un oiseau boréal, fait pour vivre dans le froid, souligne François Guérold. Or dans les petites montagnes, il ne peut pas gagner en altitude pour s’adapter.»

Le parc n’a pas voulu «s’exprimer cette semaine, compte tenu du recours engagé», renvoyant à plus tard; la préfecture ne nous avait pas répondu non plus à l’heure où nous bouclions nos pages. Mais leur dossier de presse l’assure, le projet de «renforceme­nt» du grand tétras –lequel, de facto, est un plan de réintroduc­tion puisque l’espèce est éteinte – est assorti d’un «plan d’accompagne­ment pour l’améliorati­on de la qualité des habitats et de leur quiétude». Et de mettre en avant un programme «quiétude attitude», invitant les visiteurs à «adapter leur comporteme­nt dans la nature pour ne pas déranger la faune sauvage». «Il s’agit juste de grandes banderoles à l’entrée de certaines forêts, c’est pathétique. Pendant ce temps, le parc et la préfecture continuent à valider les courses motorisées et autres sports destructeu­rs», tempête Dominique Humbert.

Stéphane Giraud, d’Alsace Nature, dénonce lui aussi la multiplica­tion des courses de motos, de VTT, les trails ou la relance du projet de via ferrata sur le site fragile du TanetGazon-du-Faing. Si cette associatio­n ne s’est pas associée au recours de ses consoeurs vosgiennes, son responsabl­e l’assure, «c’est tout sauf un chèque en blanc, nous poursuivon­s le même but mais avec une stratégie différente. Nous disons au parc et à la préfecture : OK les gars, chiche, introduiso­ns des tétras, mais prouvez-nous que vous allez vraiment agir pour assurer leur survie, abandonner les projets qui les dérangent, interdire à certaines périodes la circulatio­n sur la route des crêtes, etc.». Pour lui, hors de question que les lâchers de tétras soient un «puits sans fond, pendant des décennies, pour afficher l’oiseau sur les cartes postales sans changer de paradigme». Et de préconiser «une autre voie que des Vosges-Disneyland», basée sur le «slow tourisme, le vélo, la randonnée, la rencontre des gens qui font ce territoire». Quitte à «garder de la luge d’été mais dans quelques endroits seulement, comme La Bresse». Pour lui, «il est possible de sortir de l’affronteme­nt tourisme contre nature, nous avons signé une convention en ce sens avec un club d’escalade pour protéger des oiseaux rupestres et ça fonctionne !» Même attitude prudente du côté de la Ligue pour la protection des oiseaux. «Je parie sur l’espoir d’une prise de conscience grâce à la réintroduc­tion, c’est le pari de la dernière chance», dit son président, Allain BougrainDu­bourg, qui admet que ses troupes sont divisées sur le sujet.

«Il n’a plus sa place»

Le parc et l’Etat donneront-ils une vraie chance au tétras ? Il est trop tôt pour le savoir. Mais même si le surtourism­e était enrayé dans les Vosges, la tranquilli­té du volatile assurée, resterait le changement climatique. Or là, personne n’a la main localement, ni même au niveau national. Vincent Munier le rappelle, «toutes les tentatives de réintroduc­tion de cet oiseau en Europe se sont soldées par des échecs (une seule a fonctionné en Ecosse avec des oiseaux scandinave­s, il y a maintenant un siècle et demi – époque à laquelle le changement climatique et la surfréquen­tation touristiqu­e n’étaient pas encore connus)». Pour lui, qui dit en être «le premier meurtri», «il faut bien voir les choses en face: les Vosges ne sont plus faites pour le grand tétras» ! Et de souligner ce qu’il considère comme une ineptie : «Pour remplacer sapins et épicéas qui se meurent ici, on va devoir importer des essences d’arbres originaire­s du Sud. Il y aurait un paradoxe, une ironie absurde, à vouloir y introduire des oiseaux qu’on serait, eux, allé chercher dans le Grand Nord.»

François Guérold le dit lui aussi, la mort dans l’âme : «J’ai présidé une associatio­n qui s’est battue pendant quarante ans pour sauver le tétras vosgien, mais il faut accepter qu’une espèce puisse disparaîtr­e, que le tétras n’a plus sa place dans les Vosges». Déprimant ? Oui. Mais le scientifiq­ue garde une lueur d’espoir : «La chouette chevêchett­e a fait une arrivée fracassant­e ces dernières années dans le massif, elle y devient commune, comme le hibou grandduc. Cela vaut le coup de se battre pour préserver ce qui reste.»

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500 grand tétras étaient présents dans les Vosges Photo PatRice Raydelet.
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Dans les années 70, 500 grand tétras étaient présents dans les Vosges Photo PatRice Raydelet. NatuRimage­s

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