Libération

Le Président et le pouvoir du rien

A l’image du «Bartleby» de Melville, la particular­ité du macronisme réside dans sa vacuité, son absence de positionne­ment.

- (1) «Bartleby de Herman Melville. La lecture de Deleuze : Bartleby, ou la formule», de Doris Viprey. Par ChriStian Salmon

On pourrait, en ce mois d’avril, appliquer à̀ Emmanuel Macron le portrait que Louis XVIII faisait en avril 1821 de son rival le duc d’Orléans cité par François Mitterrand dans le Coup d’Etat permanent : «Depuis sa rentrée, il est chef de parti, et il n’en fait pas mine. Son nom est un drapeau de menace. Son palais, un point de ralliement. Il ne remue pas, et cependant, je m’aperçois qu’il chemine. Cette activité sans mouvement m’inquiète. Comment s’y prendre pour empêcher de marcher un homme qui ne fait aucun pas ? C’est un problème qu’il me reste à résoudre.»

Mandat. On a déjà̀ vu un président empêché de se représenter, François Hollande, plombé par l’impopulari­té. Mais un président qui n’arrive pas à̀ finir son mandat, c’est du jamais vu. Trois ans avant la fin de son mandat, Emmanuel Macron expérimente une situation inédite sous la Ve République, celle d’un président sans majorité et sans opposition de substituti­on. François Mitterrand et Jacques Chirac avaient dû se résigner à̀ partager le pouvoir, en jouant même de cette cohabitati­on pour se faire réélire, mais Macron expérimente une nouvelle forme d’exercice du pouvoir, qualifiée de «majorité relative», une majorité en trompe-l’oeil, condamnée à̀ faire illusion, amputée du pouvoir de légiférer, sinon par le subterfuge du 49,3, qui est une sorte de membre fantôme d’aveu d’impuissanc­e de l’exécutif.

Arc-bouté contre la logique majoritair­e qui veut qu’un président dispose d’une majorité parlementa­ire ou se résigne à̀ une cohabitati­on avec le parti majoritair­e à̀ l’Assemblée nationale, ce Président est condamné à̀ faire illusion à̀ substituer à̀ son pouvoir d’agir un pouvoir de représentation. Sisyphe malheureux contraint de remonter jour après jour le rocher de son pouvoir vertical par diverses recettes dilatoi(annonce d’une «initiative politique d’ampleur», invocation d’un an II du quinquenna­t, remaniemen­t furtif, atermoieme­nt dans le choix de ses ministres, tentative d’échappatoir­e par la voie référendaire, irrésolution quant au calendrier des réformes sans cesse différées, kyrielle de commémorations, hommage national aux Invalides, panthéonisation). A l’Elysée, un conseiller spécial est chargé des signes mémoriels et des cérémonies de commémoration qui se multiplien­t à̀ un rythme effréné. Deuil du politique.

Il s’agit donc de penser le macronisme non pas comme un phénomène politique traditionn­el avec ses raisons, ses stratégies et ses illusions, mais comme une figure de l’épuisement, de l’exténuation du politique qui devient de plus en plus manifeste trois ans avant la fin de son mandat. Sans équivalent dans l’histoire de la Ve République, c’est dans la littérature qu’il faut chercher un précédent à̀ ce président empêché, le Bartleby de Melville qui n’existe que par sa formule répétée jusqu’à̀ l’absurde («I would prefer not to», «je préférerais ne pas»). Emmanuel Macron serait une sorte de «Bartleby» politique, c’està̀-dire une forme d’exténuation, d’épuisement du politique à̀ l’image de ce que dit Deleuze du Bartleby de Melville. «Le personnage de Bartleby se tient dans le néant, ne survit que dans le vide et défie logique et psychologi­e.» Ce que la «formule» de Bartleby montre, c’est son absence de positionne­ment, «sa suspension entre le oui et le non, entre la préférence et la non-préférence». Aussi, indiquet-elle que Bartleby «ne refuse pas, mais n’accepte pas non plus», qu’«il s’avance et se retire dans cette avancée» (1). C’est la fameuse formule du «en même temps» d’Emmanuel Macron.

Né du vide politique créé par l’impossibil­ité pour Hollande de se représenter, il n’aurait fait que reconduire ce vide dans toutes les positions possibles, se tenir dans ce vide, survivre dans ce vide et lui donner ses formes et ses couleurs. Le macronisme n’existe ni comme parti politique ni comme pratique du pouvoir, encore moins comme idéologie. Et si le piège du macronisme résidait justement dans sa vacuité… D’où la multiplici­té des personnage­s qu’il a incarnés, le ballet de signes et d’images qu’il n’a cessé de convoquer… Par un paradoxe apparent, le vide du pouvoir se manifeste chez Macron par une surabondan­ce d’images et de récits, une surenchère d’effets spéciaux, capable de créer l’illusion «fantastiqu­e» ou spectrale du politique. Le phénomène Macron relève d’une sorte de pyrotechni­e médiatique ou de magie.

Rituels. Il fait feu de tout bois symbolique pourrait-on dire. Il dévore un à̀ un les matériaux du politique, assemblées et partis, corps intermédiaires, procédures de délibération, étiquette et rituels… Il les consume et en tire des effets éblouissant­s. Le macronisme comme éblouisseme­nt et stade spectral du politique. «C’est une erreur de penser que le programme est le coeur d’une campagne

nd électorale affirmait-il bravares che pendant sa campagne de 2017 La politique, c’est mystique, c’est un style, c’est une magie.»

Une politique des signes donc, qui consiste à̀ adresser à̀ l’opinion des signes d’optimisme en pleine crise de confiance, des signes de volontaris­me en situation d’insouverai­neté, des signes de sérieux et de rigueur à̀ l’intention des marchés et des agences de notation alors que se creuse le déficit public.

Chaque ministre est chargé non plus d’un domaine de compétences, mais d’un portefeuil­le de signes. A l’un, celui des signes d’autorité. A l’autre, celui des signes de rigueur. A un troisième, la valeur travail ou le port de l’uniforme à̀ l’école. A charge pour le Premier d’entre eux d’en être l’arbitre – l’arbitre des élégances des signes –, car les signes ont une fâcheuse tendance à̀ diverger et à̀ se contredire, d’où la répétition des couacs, des rappels à̀ l’ordre, des rectificat­ifs. Le macronisme ne serait rien d’autre que la forme phénoménale que prend l’absence du pouvoir, le vide du pouvoir à̀ l’heure de la crise des souveraine­tés étatique. Il est la forme politique de l’insouverai­neté néolibérale, fossoyeur non seulement de la gauche, mais du politique.

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Ecrivain

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