Libération

L’arme de la scène

L’enseignant­e et comédienne ukrainienn­e est devenue «fixeuse». Elle raconte sur scène l’insoucianc­e perdue et le drame quotidien.

- Par VERONIKA DORMAN Photo SAMUEL KIRSZENBAU­M

Dans le VIe arrondisse­ment de Paris, à l’ombre de la cathédrale ukrainienn­e Saint-Volodymyr-le-Grand, un petit square Taras-Chevtchenk­o abrite un buste du célèbre poète ukrainien. Le monument ressemble à celui que les Russes ont criblé de balles à Borodyanka, pendant l’occupation. C’est le premier endroit qui est venu à l’esprit de la comédienne kyivienne Oksana Leuta, de passage pendant quelques jours dans la capitale.

Comme pour tous les Ukrainiens, pour elle, il y a un avant et un après 24 février 2022. L’invasion russe la surprend au Sri Lanka. «C’était mon premier voyage en Asie. J’avais économisé pendant deux ans pour ces vacances», raconte la jolie brune toute menue, au-dessus d’un café noir. Mais à peine arrivée, Oksana Leuta cherche désespérém­ent un moyen de rentrer en Ukraine, dont le ciel, déchiré par les missiles russes, est désormais fermé. Dans les semaines qui suivent, alors que l’armée russe a envahi son pays par le nord et par l’est, elle est contactée par une équipe de France 2 venue couvrir la guerre. Et c’est ainsi que la comédienne, qui parle couramment français et anglais, et enseigne le russe au lycée français de Kyiv, devient «fixeuse», sans vraiment savoir en quoi consiste le boulot. Mais ça lui «donne un cadre», une raison d’être rentrée. «Je n’avais pas de projet. Comment sauver le pays ? Je ne pensais pas rejoindre l’armée, j’ai donc décidé que j’allais travailler avec les journalist­es étrangers.» Depuis deux ans, c’est son nouveau métier, «presque trop bien payé», mais qu’elle n’exerce que par la force de la guerre. Les cheveux tirés dans deux tresses avec des ajouts blancs qui lui donnent un air de personnage de BD, elle parle d’une voix profonde légèrement craquelée. Deux belles mains aux ongles ronds virevolten­t avec grâce, un anneau en argent à chaque majeur, l’un arborant la carte de l’Ukraine.

Le 30 mai 2022, le journalist­e de BFM TV, Frédéric LeclercImh­off, est tué par un éclat d’obus pendant une mission d’évacuation dans le Donbass. En quinze jours de reportage, la fixeuse ukrainienn­e avait eu le temps de se lier d’amitié avec le reporter d’images français, elle, végétarien­ne, lui, végan, à force de se contenter de riz et de patates dans leur hôtel de Droujkivka. «On était dans la même voiture, mais je ne l’ai jamais vu mort, dit-elle, le regard légèrement voilé. Seulement sur des photos, après.» Contrairem­ent aux dizaines de dépouilles – «Parfois en très mauvais état» – d’habitants de Boutcha et d’Irpin, dans les morgues, où Oksana Leuta a servi d’interprète aux gendarmes français venus enquêter sur les crimes de guerre commis par l’occupant russe. Mais la mort ne lui fait pas peur, elle n’y pense pas. «Quand tu décides de rester en Ukraine, tu acceptes que chaque jour puisse être le dernier.»

En revanche, elle craint l’avenir. Ou plutôt l’incertitud­e. Au début, il y avait de l’espoir et un élan de patriotism­e. Deux ans plus tard, l’aide se tarit, les munitions manquent, «on perd de plus en plus de territoire chaque jour». Le metteur en scène, avec lequel l’actrice travaille en Ukraine, Pavlo Yurov, vient d’être mobilisé. La plupart des hommes, dont son compagnon Maxime, 38 ans, journalist­e devenu lui aussi fixeur, redoutent d’être envoyés au front. «Pas parce qu’il ne veut pas y aller, il n’a pas peur, assure Oksana. Mais parce que c’est un billet aller simple.» Les termes de la démobilisa­tion demeurent flous, et le manque de rotation mine l’armée ukrainienn­e.

Dans sa vie d’avant, cette fille de profs d’ukrainien et de maths emmenait ses élèves en Crimée et à Saint-Pétersbour­g, animait un atelier de théâtre, jouait sur les planches, et organisait des fêtes endiablées pour ses très nombreux amis. Elle travaillai­t aussi comme night manager dans une boîte de nuit queer et techno, le K-41, dans le très fêtard quartier Podil. En 2018, dénichée par les journalist­es Aurélie Charon et Caroline Gillet, Oksana Leuta participe à son premier spectacle 1986

Radio Live, récits croisés de 2014 jeunes qui rêvent et espèrent, dans un monde cassé. «Elles cherchaien­t quelqu’un qui a Radio Live participé à la révolution de

Maidan. Comme moi. J’ai été manifestan­te, mais j’ai aussi travaillé un peu dans le service médical.» Sur scène, à côté d’un survivant de l’attaque de Breivik en Norvège ou d’une «fille de Cape Town qui était noire, lesbienne, rappeuse, sorcière et couturière», l’Ukrainienn­e avait l’impression que son «histoire n’avait rien d’intéressan­t».

Mais, désormais, ce projet est le trait d’union entre les deux moitiés inégales de sa vie, tissée de rencontres improbable­s, d’heureux hasards et de situations insensées, «entre la mort et l’absurdité». Fin 2022, Oksana Leuta revient à Reims pour une nouvelle version, actualisée, de son récit. Juste avant Noël, la ville était éclairée de mille guirlandes. «J’ai presque fait un arrêt cardiaque de voir cette débauche d’électricit­é, alors qu’à Kyiv, on n’en avait que deux heures par jour, c’était le black-out», dit-elle en souriant. Au fil des ans, elle a pris goût à l’insolite aventure, aux guerres des autres, aux résonances de l’époque.

«Je m’en veux de ne pas m’être intéressée plus tôt à ce qui se passe dans le monde.» Ça lui aurait peut-être évité, à la veille de l’invasion russe, de ricaner avec nonchalanc­e dans la salle des profs : «Vous pensez que la guerre va commencer comme la Deuxième Guerre mondiale ? Peut-être qu’il y aura aussi des avions qui vont jeter des bombes ? !» Plus jamais elle ne fait de pronostics, sur rien. Baptisée mais pas du tout croyante, Oksana Leuta n’a «jamais réfléchi à la question». Quand Volodymyr Zelensky est apparu dans le paysage politique, en 2019, elle ne l’a pas pris au sérieux, «c’était un comédien de mauvais goût». Mais il a tenu le coup et s’est «bien débrouillé», ce qui ne veut pas dire qu’elle voterait pour lui aux prochaines élections.

Cette fois-ci, pour les quatre dates de Radio Live : la Relève, Vivantes au Théâtre de Chaillot, du 24 au 27 avril, Oksana Leuta sera sur scène avec sa mère, Anna, pour un dialogue entre génération­s. Dimanche, elle l’a emmenée au Paradis latin. «C’est bizarre, mais pour la première fois, je me suis vraiment rendu compte que la guerre nous avait enlevés, à nous les Ukrainiens, la légèreté et la joie de vivre.» Pourtant, Oksana Leuta est venue souvent en France depuis deux ans, mais elle ne se souvient plus de la pièce vue l’an dernier à la ComédieFra­nçaise, rien ne la touchait, elle était «en mode robot». «Au cabaret, j’ai eu envie de pleurer. J’ai eu un gros coup de saudade», dit en souriant la comédienne-fixeuse, diagnostiq­uée il y a sept mois atteinte de troubles du stress post-traumatiqu­e. Sur Instagram, cette vie d’avant s’étale en vidéos et photos de soirées enfiévrées, performanc­es conceptuel­les, et couchers de soleil en bord de mer avec ses copines, «mais

il n’en reste plus rien».

Naissance à Kyiv. Manifestan­te et aide-soignante pendant la révolution de Maidan.

2018 à Reims. 2022 Début de l’invasion, devient fixeuse.

2024 Tournée en France de Radio Live : la Relève – Vivantes

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