L’UNION FACE À SES CITOYENS EN SON ÂME ET CONFIANCE
Avec des Européens de moins en moins attachés à l’UE, il est nécessaire de redonner le contrôle des institutions aux électeurs. «Libé» propose quatre pistes pour redémocratiser la bulle bruxelloise.
Comment ne pas désespérer de l’Europe ? Si les citoyens des Vingt-Sept restent majoritairement attachés à l’idée européenne en général et à la monnaie commune en particulier, la crise de la zone euro, le Brexit (dont les effets positifs promis par ses soutiens sont proches du zéro pointé) et le réveil des impérialismes russes et chinois ayant calmé les ardeurs souverainistes, ils ne trouvent pas leur compte dans une Union perçue comme lointaine et échappant à tout contrôle, bref peu démocratique. Si rien n’est fait, la percée annoncée pour les élections européennes de juin des partis populistes et d’extrêmes droites (on leur prédit plus d’un quart des sièges), tous eurosceptiques ou europhobes, risque de s’amplifier élection après élection, ce qui condamnera à terme l’Union. D’autant que cette défiance n’est que le reflet de celle qui mine les démocraties nationales où, là aussi, le populisme fait des ravages.
Ainsi, le sondage Eurobaromètre de l’automne montre que la confiance dans l’UE s’érode doucement mais sûrement dans une quinzaine de pays sur vingt-sept et est même négative dans sept Etats – et pas des moindres, en particulier en France (55 % d’opinions négatives contre 35%), en Espagne (50% contre 42%) et en Italie (49 % contre 43 %). Seuls deux grands pays, l’Allemagne (48% contre 43 %) et surtout la Pologne (53 % contre 38 %), ont une opinion positive de l’Union.
Cette méfiance est étroitement corrélée à l’extension qui semble indéfinie des compétences de l’Union et qui n’a pas été accompagnée d’une réforme de la gouvernance. Il faut avoir conscience qu’elle continue à fonctionner avec les institutions créées par le traité de Rome de 1957, dans une Europe à six s’occupant alors surtout de politique agricole.
Et même si des réformes ont eu lieu au fil des années, notamment pour renforcer le rôle du Parlement, la seule institution communautaire élue au suffrage universel, l’Europe demeure gouvernée par les Etats qui décident de tout, des politiques à la nomination des dirigeants des institutions. L’Union est une démocratie au second degré parce qu’elle est dirigée par des démocraties, mais ne fonctionne pas vraiment comme telle.
Il devient donc urgent d’adopter une série de réformes pour que l’Europe cesse d’être un «doux monstre» – pour citer l’auteur allemand Hans Magnus Enzensberger– qui n’est ni responsable ni contrôlable. Voici quatre pistes afin de redonner le contrôle de l’Europe aux citoyens qui ne requièrent pas un improbable changement des traités.
CRÉER UN PARLEMENT VRAIMENT EUROPÉEN
L’actuel Parlement représente non pas un peuple européen, mais les peuples de l’Europe organisés au sein de leur Etat. En effet, les électeurs élisent leurs députés, désignés par des partis politiques nationaux, dans un cadre purement national. C’est une fois à Strasbourg qu’ils se répartissent en groupes politiques, et les logiques nationales restent largement prédominantes (d’où l’absence de discipline de vote). Surtout, on est loin du principe démocratique de base qui veut qu’un homme ou une femme égale une voix: la répartition actuelle par pays des 720 députés conduit à une forte sous-représentation des Etats les plus peuplés (dont la France). Ainsi, un député français pèse environ 820 000 citoyens alors que son homologue maltais n’en représente que 60 000, soit un différentiel d’un à douze qui n’existe dans aucune Chambre basse au monde.
Outre une meilleure répartition des sièges afin que les citoyens des grands pays soient mieux représentés, on pourrait imaginer la création de listes transnationales (établies par les partis politiques européens) pour élire une partie des eurodéputés à côté des listes nationales afin d’européaniser l’élection. Dans ce cas, le président de la Commission serait automatiquement la tête de liste transeuropéenne arrivée en tête, sa légitimité étant alors incontestable.
DÉMOCRATISER LA COMMISSION
Actuellement, c’est le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement qui désigne à la majorité qualifiée (55 % des Etats représentant 65 % de la population) le président de la Commission. Ce choix doit simplement être ratifié par un vote majoritaire du Parlement. Ensuite,
chaque Etat désigne un commissaire au nom du principe d’égalité (avant 2004, les grands pays en avaient deux) et l’ensemble de la Commission doit être investie par le Parlement. Il arrive qu’il y ait des accidents, tel ou tel candidat ne convenant pas, mais c’est rare. Autrement dit, la légitimité démocratique de l’exécutif européen est au second degré, car essentiellement entre les mains des Etats. Surtout, sa composition est déséquilibrée, les cinq grands Etats membres représentant deux tiers de la population européenne ne comptant que 5 commissaires sur 27 alors même que l’exécutif vote à la majorité simple. D’où l’absence de confiance de Berlin ou de Paris à son égard.
En échange de l’abandon du second commissaire par les grands Etats, le traité de Lisbonne de 2007 avait prévu de limiter le nombre de commissaires aux deux tiers du nombre des Etats membres avec une rotation égalitaire entre eux, disposition suspendue à la suite du référendum négatif irlandais de 2008. Mais elle pourrait être remise en vigueur par un simple vote à l’unanimité du Conseil.
Il faudrait même aller plus loin et créer un «conseil de sécurité» afin que les cinq grands aient toujours un commissaire –comme au sein de la Banque centrale européenne (BCE)–, ce qui rétablirait la confiance entre les poids lourds européens et la Commission. Là aussi, une décision du Conseil européen suffirait.
Il serait aussi temps de changer le statut de la fonction publique européenne et d’en finir avec les personnes nommées à vie. Un statut de droit privé permettrait de recruter le personnel nécessaire au salaire adéquat et de se débarrasser de ceux qui ne donnent pas satisfaction. Cela éviterait des fonctionnaires qui passent leur vie dans la bulle européenne et n’ont plus aucune idée de ce qui se passe sur le terrain – sauf lorsqu’ils y vont en vacances.
OUVRIR LES BOÎTES NOIRES
Le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement est une boîte noire démocratique : il se réunit à huis clos et personne ne sait comment se prennent ses décisions. Tant qu’il se contentait de définir les grandes orientations, ce n’était pas si grave. Mais au fur et à mesure que la Commission perdait en légitimité, le Conseil s’est mué en clé de voûte du système institutionnel, tout à la fois instance exécutive, budgétaire et législative, ce qui se reflète dans ses réunions de plus en plus fréquentes (tous les deux ou trois mois) et là, cela pose un grave problème démocratique.
Deux solutions : le faire siéger au grand jour ou lui redonner un simple rôle d’impulsion à défaut de le supprimer. Les traités actuels permettent aussi de fusionner les postes de président du Conseil européen et de la Commission, ce qui donnerait à ce dernier un vrai rôle d’impulsion. De même, le Conseil des ministres, l’instance où siègent les ministres spécialisés, même si ses règles de procédure sont codifiées, se réunit à huis clos pour l’essentiel, alors qu’il est colégislateur avec le Parlement européen. Imagine-t-on le Sénat américain siéger en secret ?
INSTAURER DES CONTRE-POUVOIRS
C’est là où le bât blesse le plus : une irresponsabilité générale qui permet tous les clientélismes, népotismes, prévarications, fraudes au sein de l’Union. Car, une fois nommés, les responsables européens n’ont plus de comptes à rendre à personne et, à l’exception du président du Conseil européen (deux ans et demi, renouvelable une fois) et des membres du directoire de la BCE (huit ans), leur mandat n’est pas limité dans le temps, et ce, dans toutes les institutions, ce qui les transforme en juteux fromages, vu le niveau des salaires. Par exemple, le président de la Cour de justice européenne, le Belge Koen Lenaerts, est magistrat à Luxembourg depuis… 1984.
Il faut donc limiter le nombre de mandats que peut effectuer un membre d’une institution à un ou deux (à l’exception des députés européens qui tirent leur légitimité des urnes) et interdire les recasages d’une institution à l’autre (un membre de la Cour des comptes, par ailleurs ex-eurodéputé, est devenu patron de l’Office antifraude de l’Union, l’Olaf ). Cette dernière règle ne s’appliquerait pas aux députés européens et aux commissaires qui pourraient passer d’une institution à l’autre comme cela se fait dans les Etats.
Ensuite, il faut contrôler la qualité des nominations grâce à des instances indépendantes afin d’éviter que les gouvernements placent leurs amis, comme ils le font par exemple à la Cour des comptes européenne. Seuls les candidats à la Cour de justice subissent un contrôle de la part de professionnels via le «comité
255», mais il est entre les mains de ses membres actuels ou passés, ce qui lui permet de coopter des juges qui ne briseront pas le consensus. On pourrait le rendre totalement indépendant, mais cela suppose un changement a minima des traités, et surtout de créer l’équivalent du «comité 255» pour toutes les institutions et agences. Il faudrait aussi créer l’équivalent du Conseil supérieur de la magistrature pour sanctionner les juges ou membres des institutions qui ne respecteraient pas leurs obligations. Et surtout permettre à l’Olaf et au procureur européen de mener des enquêtes sur les membres sans se heurter à une immunité qui n’a plus de raison d’être et qui sert désormais à éviter d’avoir à rendre des comptes. On l’a vu à la Cour des comptes européenne où des fraudes de plusieurs millions d’euros ont été commises par des membres ou à la Cour de justice de l’UE qui a couvert une affaire de violences sexuelles commises par l’un de ses juges, des
affaires révélées par Libération. De même, il faudrait créer une autorité pour la transparence de la vie publique dotée de pouvoirs d’investigations et de sanctions afin de contrôler le patrimoine d’entrée et de sortie de tous les membres des institutions, y compris des hauts fonctionnaires.
Il faudrait en revanche une modification des traités pour permettre aux syndicats ou aux citoyens de contester devant la Cour de justice des nominations de fonctionnaires et surtout pour que le Parlement puisse renverser la Commission à la majorité simple et non plus à la majorité des deux tiers représentant au moins la moitié de ses membres. Une majorité qui n’a jamais été réunie et qui assure à l’exécutif une irresponsabilité totale.
Une série de réformes simples, mais douloureuses pour ceux qui sont installés dans le fromage européen. C’est le prix à payer pour rétablir une confiance minimale avec les citoyens.