L’Estonie dans l’UE : petit pays pour grande «success story»
Vingt ans après avoir rejoint l’Union et l’Otan, la nation balte est un membre exemplaire et très écouté des deux organisations. Au grand déplaisir de Moscou qui continue d’essayer de déstabiliser un Etat qu’il a occupé pendant plus de quarante ans.
Le soldat de bronze a les sourcils froncés et le poing serré. Son regard est planté dans le sol, pensif. Que fait-il là, dans ce cimetière militaire coincé entre une voie rapide et un magasin de bricolage, lui qui a longtemps trôné dans le centre de Tallinn ? La lourde statue aux épaules carrées, élevée en l’honneur des soldats soviétiques de la Seconde Guerre mondiale, fait office depuis son érection de baromètre des relations russo-estoniennes.
En 1946, l’URSS avait construit à la hâte un premier monument pour célébrer sa victoire et l’intégration de force de l’Estonie à son territoire. Une simple étoile dressée sur un socle en bois, pour marquer symboliquement le pouvoir de l’occupant. Deux adolescentes l’ont fait sauter à la veille du 9 mai, jour anniversaire de la fin de la guerre. «Combien de temps étions-nous censées observer cette étoile rouge, ce mémorial dressé pour les pillards russes ?» demande effrontément Aili Jürgenson, 14 ans, pendant son interrogatoire. Elle passera huit ans au goulag. A la place de l’étoile dynamitée, Moscou installe dès l’année suivante ce soldat de bronze, décorations gravées sur la poitrine. L’occupation s’installe dans la durée et la brutalité.
En 2007, seize ans après l’écroulement de l’URSS et la reconquête de l’indépendance, le gouvernement estonien décide de déplacer la statue en périphérie de Tallinn. Là aussi, le symbole est fort. L’Etat, résolument tourné vers l’Ouest, s’affranchit de son ancien colonisateur et de la vision de l’histoire qu’il impose. La réaction de Moscou est sans précédent. Trois jours d’émeutes agitent la communauté russophone, des sanctions commerciales russes visent les exportations et une cyberattaque paralyse tout le pays.
Aujourd’hui, derrière les murs du cimetière, le soldat de bronze n’est plus qu’un résidu du passé. Il n’a échappé à la démolition que parce qu’il domine des sépultures. En trentetrois ans d’indépendance, l’Estonie a pratiquement fait table rase de son passé soviétique. Dans les rues de Tallinn, parsemées d’immeubles design et d’entrepôts gentrifiés, il faut chercher les traces de l’occupation : ici, une étoile sculptée au sommet d’un toit, là, quelques barres de logement à l’allure kroutchévienne.
Depuis son adhésion à l’Union européenne et à l’Otan il y a vingt ans, l’Estonie regarde vers d’autres horizons. «Je ne pourrais même pas imaginer l’Estonie sans l’UE et sans l’Otan, avoue la députée libérale Hanah Lahe, qui est à 24 ans la plus jeune à siéger au Parlement estonien. Nous avons la stabilité, la sécurité et notre mot à dire sur le fonctionnement communautaire. Surtout, nous avons rejoint la famille européenne, à laquelle nous avons toujours appartenu bien que l’occupation russe nous en ait longtemps tenus éloignés.»
«PLUS JAMAIS SEUL»
Depuis trente ans, un même principe guide la politique étrangère estonienne. Celui du «plus jamais seul». Derrière l’expression concise, on lit le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, quand le petit pays privé d’alliés a été envahi par l’Armée rouge, puis par la Wehrmacht, avant d’être à nouveau occupé par l’URSS. «Aujourd’hui, nous avons les assurances les plus solides possibles de la part de l’Otan: des soldats français et britanniques sont déployés ici, c’est-à-dire des représentants de deux puissances nucléaires. Je souhaite bien du courage aux Russes s’ils voulaient nous envahir à nouveau», sourit Mihkel Tamm, directeur de la communication du ministère des Affaires étrangères.
L’UE a aidé le pays à avancer sur le chemin de la prospérité, mais plus important encore, elle a conforté l’Estonie dans ses valeurs et dans son assise d’Etat libre et indépendant. Ici, les politiciens de premier plan passent souvent par une carrière européenne. Ils ou elles sont eurodéputés avant d’être ministres, ou deviennent commissaires européens après un temps à la tête de l’exécutif. Malgré des critiques en interne, la Première ministre libérale, Kaja Kallas (1), est devenue l’une des grandes voix du continent depuis l’invasion russe de l’Ukraine. On l’a imaginée secrétaire générale de l’Otan, puis tête de liste des libéraux lors des élections européennes de juin. Il se dit désormais qu’elle pourrait remplacer Josep Borrell et devenir la prochaine haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères. Pour décrire la trajectoire européenne du pays, une expression revient souvent. L’Estonie serait une «success story», l’élève modèle de la vague d’élargissement de 2004. Les chiffres et les classements abondent en ce sens. Le pays est exemplaire en matière de lutte contre la corruption (classé 12e mondial par Transparency International, devant la France, 20e) ou de liberté de la presse (8e au classement de Reporters sans frontières, là encore loin devant la France, 24 ). 84 % de la population soutient l’appartenance à l’UE, un pourcentage qui monte à 93% chez les moins de 29 ans. Au-delà des données chiffrées, certaines réformes récentes témoignent de l’évolution des mentalités. En 2023, la coalition gouvernementale libérale et progressiste a fait adopter une loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. Une première pour une ancienne république soviétique.
«Pour comprendre l’Estonie, il faut se pencher sur nos racines protestantes. Même s’il y a peu de pratiquants aujourd’hui, l’éthique luthérienne reste très présente, explique Mihkel
Tamm. Nous voulions absolument adopter l’euro par exemple, et la date prévue pour le changement de monnaie était le 1er janvier 2011. Avec les suites de la crise financière de 2008, toutes les conditions n’étaient pas réunies, mais nous avons choisi de ne pas reculer la date et de couper dans les dépenses du gouvernement pour adopter la monnaie unique. Cette attitude un peu austère du “travaille d’abord, profite ensuite” nous a aidés à obtenir beaucoup de choses.»
Fidèle à cette philosophie, le pays a souvent été piloté par des centristes ou des conservateurs bon teint, heureux de se conformer aux règles budgétaires européennes, parfois même jugées trop laxistes. Malgré la rigueur, les salaires ont été multipliés par 35 et les retraites par 65 depuis les années 90. Ces chiffres ont eu des conséquences innombrables sur la vie quotidienne, l’aspect des villes et des routes, mais aussi sur les relations du pays avec ses voisins. Au port, le développement et l’inflation ont sonné la fin du «tourisme de la vodka», quand les Finlandais débarquaient en ferry pour se saouler à bas prix et remplir leurs valises d’alcool bon marché. Dans les rues pavées de la vieille ville, ils ont été remplacés par des groupes de touristes asiatiques armés de perches à selfie.
TRANSPARENCE ET ACCESSIBILITÉ
«Je suis toujours surprise quand j’entends encore dire qu’on est un “pays post-soviétique”, raconte Hanah Lahe. Ce n’est tout simplement pas correct, aucun pays libre n’est “post” quoi que ce soit. Quoiqu’en dise Moscou, nous n’avons pas été une république soviétique, nous avons été occupés. Continuer à parler de “post-soviétisme”, c’est donner de la force au narratif russe.»
De fait, l’Estonie ne partage aucun des stigmates qui continuent à peser sur d’autres anciennes républiques sous joug soviétique. Dans la capitale, flotte une atmosphère nordique, qui n’est pas due qu’au climat. Toutes les institutions ont fait depuis longtemps des efforts de transparence et d’accessibilité. Dans la salle d’apparat du Parlement, l’ancien
Premier ministre Jüri Ratas passe en courant, suivi d’un jeune à casquette qui brandit son téléphone portable. Le conservateur, en passe de devenir une star des réseaux sociaux, est en plein tournage d’un clip sur l’Otan destiné à la campagne des européennes. «L’atmosphère est très décontractée, sourit Hanah Lahe, qui fait faire le tour du bâtiment, un haut lieu de la lutte pour l’indépendance et de la Première République estonienne. J’ai des amis de toute l’Europe qui viennent me rendre visite dans mon bureau et qui me disent qu’ils ne sont jamais entrés dans le Parlement dans leur pays, alors qu’ici les visites sont très régulières.»
SPECTRE ET TRAUMATISME
Tallinn se transforme à toute vitesse. Noblessner, l’ancien port militaire longtemps interdit d’accès, est devenu un quartier branché, avec cafés, cinéma et centres de coworking. Au bord de la mer, l’ancienne prison de Patarei, où passèrent nombre de prisonniers politiques, a été transformée en musée des crimes du communisme. Dans ces quartiers, le spectre soviétique semble bien lointain. Pourtant, l’invasion de l’Ukraine a fait remonter le traumatisme. Au printemps 2022, en Estonie, des citoyens de l’UE se sont mis à se demander si leur pays ne serait pas le suivant à être envahi et où se trouvait l’abri antiaérien le plus proche. «On nous dit parfois que notre génération serait trop tendre. Mais la mémoire de l’occupation reste bien vivace, elle nous empêche d’être naïfs. Toutes les familles ont une histoire à raconter, un proche qui a été déporté. Nous savons le prix que la génération précédente a payé pour être libre», raconte Hanah Lahe.
Pendant la période stalinienne, l’Estonie et son million d’habitants ont été saignés par les déportations vers l’Est. Environ 80 000 personnes, parfois accusées d’aider le mouvement de résistance des Frères de la forêt, ont été envoyées dans des camps de prisonniers, souvent en Sibérie. La famille de la Première ministre, Kaja Kallas, a fait partie des très nombreuses concernées. Son arrière-grandmère, sa grand-mère et sa mère, alors âgée de 6 mois, ont toutes été déportées en 1949. Aujourd’hui 48% des Estoniens estiment possible que la guerre en Ukraine soit suivie, tôt ou tard, par une attaque russe sur les pays baltes ou sur une autre partie de «l’ancien empire russe», comme le révèle la dernière enquête menée par le gouvernement. Malgré la défiance généralisée contre la Russie, Moscou n’a pas abandonné ses efforts de déstabilisation du pays. En mars, les autorités ont contré la plus importante cyberattaque par déni de service jamais enregistrée en Estonie.
«Les Russes tentent des choses presque tous les jours. Même si leurs efforts ne les mènent nulle part pour le moment, en partie parce que nous sommes bien préparés, l’intention de nuire est réelle, explique un membre des services de renseignement estoniens. Mais je ne dirais pas que cette volonté néfaste est spécifiquement dirigée contre l’Estonie. Les autres pays en pointe dans le soutien à l’Ukraine sont aussi dans leur viseur.» La propagande russe réserve toutefois un sort particulier à l’Estonie et aux autres pays baltes. Les articles qui nient leur statut d’Etat souverain et indépendant et prédisent leur effondrement prochain sont légion. De l’autre côté de la frontière, l’histoire a toujours du mal à passer.
(1) Présente à l’Université Libé vendredi 3 mai.