L’Union à la recherche de ses valeurs originelles
Solidarité Pour sortir du procès en technocratie et néolibéralisme, l’UE doit renouer avec ses textes fondateurs et bâtir un bouclier social fort, estiment les eurodéputés Sophie in ’t Veld et Philippe Lamberts. Une priorité malheureusement souvent loin d’être partagée par les décideurs politiques des Etats membres.
«Promouvoir la justice et la protection sociales», «combattre l’exclusion sociale et les discriminations», «promouvoir […] la solidarité entre les pays de l’UE», promet l’Union européenne lorsqu’elle détaille ses valeurs. A six semaines des élections, ces promesses sont-elles crédibles? L’Union européenne est plus souvent pointée du doigt pour les normes qu’elle impose, comme récemment à la Belgique qui s’est plainte de devoir faire une cure d’austérité afin de respecter les règles budgétaires, ou sa tendance répétée à favoriser le libre marché, voire ses entorses au respect des droits humains dans sa gestion de la crise migratoire. S’interroger sur l’érosion de cette promesse d’une Europe sociale forte permet de mieux comprendre pourquoi l’Union des Vingt-Sept semble parfois battre de l’aile.
«C’est un enjeu important, parce que beaucoup de gens voient l’UE comme une simple organisation de coopération économique technocratique, alors que quand on lit les traités fondateurs de l’Union, on voit qu’il s’agit à ses origines d’un projet profondément social», fait remarquer Sophie in ’t Veld, eurodéputée néerlandaise (Renew Europe). Elle-même s’est plongée dans ces traités et en a tiré un petit livre, Een Europees ID (2017, non traduit), dans lequel elle s’intéresse aux «valeurs» qui y sont mises en avant : «Les droits humains, l’égalité, la solidarité, le respect de l’Etat de droit, le bien-être… Ce sont des valeurs dans lesquelles les citoyens de l’Union européenne se reconnaissent, et qui sont aujourd’hui menacées.»
ÉCONOMIE SOCIALE CONTRE LIBRE CIRCULATION
Pour Philippe Lamberts, eurodéputé belge (Verts), il est aussi important de rappeler que, dans les traités, ces valeurs sont parfois contradictoires les unes par rapport aux autres : «On promeut d’un côté une économie sociale de marché et de l’autre la libre circulation des capitaux», fait-il remarquer. Il estime aussi que «les Etats qui ont constitué l’Union européenne au fil des années ne lui ont pas donné la plupart des leviers qui devraient permettre de les réaliser». L’UE n’a, par exemple, pas la charge des politiques fiscales, de la gestion des services publics, ou de l’organisation du marché du travail à l’intérieur de chacun des pays.
Mais elle contribue à les orienter de manière indirecte, à travers la «gouvernance économique, par laquelle elle édicte des règles économiques qui forcent, par exemple, à minimiser le déficit et la dette, et qui incitent à réduire la redistribution des recettes de l’impôt, à éroder la sécurité sociale et à libéraliser le marché du travail». Pour l’écologiste, «l’adoption de certaines règles budgétaires est orthogonale aux valeurs promues par l’UE ; donc, c’est très bien d’afficher de belles valeurs, mais si les décisions économiques que l’on prend conduisent à adopter des mesures qui vont à leur encontre, il ne faut pas s’étonner de se faire taper dessus».
Les objectifs budgétaires, éternels Némésis des politiques sociales et sociétales ? Sophie in ’t Veld ne le voit pas de cet oeil: «Les mécontentements ne viennent pas principalement des politiques économiques, avance-t-elle. Regardez le programme des partis d’extrême droite : ils sont, au mieux, assez incohérents en matière économique.» Elle fait aussi remarquer que la cohésion des votes au sein des groupes est plus faible dans les partis d’extrême droite – «autour de 60 %, contre 90 ou 95 % pour les partis plus centristes», mais que cette disparité s’exprime surtout en matière économique.
Car, dès qu’on touche aux valeurs, «c’est là où l’on retrouve l’essence de ces partis : contre l’égalité de genre, la reconnaissance des droits LGBTQ+, etc. C’est parce qu’ils s’adressent à des groupes de population qui ont peur de voir leurs privilèges disparaître, les valeurs chrétiennes perdre en prévalence. D’ailleurs, on peut remarquer que beaucoup des électeurs de ces partis d’extrême droite ne sont pas euxmêmes des personnes pauvres. Donc l’explication purement économique à la montée de l’extrême droite, je n’y crois pas».
FAIRE PORTER LE CHAPEAU
«Beaucoup des électeurs de ces partis d’extrême droite ne sont pas eux-mêmes des personnes pauvres.
Donc l’explication purement économique à la montée de l’extrême droite, je n’y crois pas.»
Sophie in ’t Veld eurodéputée néerlandaise (Renew)
L’eurodéputée souligne aussi une épreuve plus profonde que doit affronter l’Europe: celle que lui font subir les élus et dirigeants de ses Etats membres. «Les personnalités politiques nationales n’ont aucun intérêt à reconnaître que l’Europe est sociale et politique : il leur est plus facile de la présenter comme un organe technocratique qui leur impose des décisions économiques», pointe-t-elle. Il leur est ensuite plus aisé de rejeter l’Union, ses règles économiques, et ses valeurs fondamentales.
A sa manière, Philippe Lamberts la rejoint aussi sur ce point : «Si l’Europe a imposé des règles économiques néolibérales, c’est avant tout parce qu’une majorité de décideurs politiques ont grandi dans cette même idéologie. Ils l’imposent au niveau national et leurs représentants votent des règles qui vont dans ce sens au niveau européen, mais c’est plus facile de faire porter le chapeau à l’Europe que de reconnaître leurs propres responsabilités.» L’exemple archétypal de ce double discours, c’est probablement la manière dont l’Union européenne se positionne vis-à-vis de l’immigration. «Là-dessus, l’extrême droite a gagné le débat», tranche Philippe Lamberts. Et de pointer que «le Pacte asile et immigration [adopté en février 2024, ndlr] foule aux pieds les valeurs promues par les propres traités de l’UE». L’écologiste rappelle que le texte n’est pas si éloigné de la loi asile et immigration votée en France, dont Marine Le Pen avait dit qu’elle symbolisait la «victoire idéologique» des idées du Rassemblement national.
Mais le réflexe pavlovien qui consiste à blâmer l’extrême droite et la Hongrie de Viktor Orbán est trop réducteur: «Beaucoup de décideurs européens se sont dits “l’extrême droite monte, alors on va l’imiter pour récupérer l’électorat”. Quand on voit le PPE [le principal parti de droite européenne, ndlr] proposer dans son programme de renvoyer les migrants dans un pays tierce, comme le Rwanda, on croit rêver ! Surtout, c’est oublier que les gens préfèrent l’original à la copie, et finiront par voter pour l’extrême droite. Ils n’ont même plus besoin de faire campagne, elle pourrait prendre six semaines de vacances, les autres font le travail à leur place.» Pour Sophie in ’t Veld, cette crise de valeurs profondes est aussi l’occasion de mettre l’Union européenne à l’épreuve : «L’Union doit se demander, est-ce qu’on continue à prétendre qu’on n’est qu’un organisme technocratique, ou reconnaît-on qu’on est une organisation politique qui défend et promeut un ensemble de valeurs, celles de l’Europe sociale ?»
«C’est très bien d’afficher de belles valeurs, mais si les décisions économiques qu’on prend conduisent à adopter des mesures qui vont à leur encontre, il ne faut pas s’étonner de se faire taper dessus.» Philippe Lamberts eurodéputé belge (Verts)