Libération

L’Union à la recherche de ses valeurs originelle­s

- Par NICOLAS CELNIK

Solidarité Pour sortir du procès en technocrat­ie et néolibéral­isme, l’UE doit renouer avec ses textes fondateurs et bâtir un bouclier social fort, estiment les eurodéputé­s Sophie in ’t Veld et Philippe Lamberts. Une priorité malheureus­ement souvent loin d’être partagée par les décideurs politiques des Etats membres.

«Promouvoir la justice et la protection sociales», «combattre l’exclusion sociale et les discrimina­tions», «promouvoir […] la solidarité entre les pays de l’UE», promet l’Union européenne lorsqu’elle détaille ses valeurs. A six semaines des élections, ces promesses sont-elles crédibles? L’Union européenne est plus souvent pointée du doigt pour les normes qu’elle impose, comme récemment à la Belgique qui s’est plainte de devoir faire une cure d’austérité afin de respecter les règles budgétaire­s, ou sa tendance répétée à favoriser le libre marché, voire ses entorses au respect des droits humains dans sa gestion de la crise migratoire. S’interroger sur l’érosion de cette promesse d’une Europe sociale forte permet de mieux comprendre pourquoi l’Union des Vingt-Sept semble parfois battre de l’aile.

«C’est un enjeu important, parce que beaucoup de gens voient l’UE comme une simple organisati­on de coopératio­n économique technocrat­ique, alors que quand on lit les traités fondateurs de l’Union, on voit qu’il s’agit à ses origines d’un projet profondéme­nt social», fait remarquer Sophie in ’t Veld, eurodéputé­e néerlandai­se (Renew Europe). Elle-même s’est plongée dans ces traités et en a tiré un petit livre, Een Europees ID (2017, non traduit), dans lequel elle s’intéresse aux «valeurs» qui y sont mises en avant : «Les droits humains, l’égalité, la solidarité, le respect de l’Etat de droit, le bien-être… Ce sont des valeurs dans lesquelles les citoyens de l’Union européenne se reconnaiss­ent, et qui sont aujourd’hui menacées.»

ÉCONOMIE SOCIALE CONTRE LIBRE CIRCULATIO­N

Pour Philippe Lamberts, eurodéputé belge (Verts), il est aussi important de rappeler que, dans les traités, ces valeurs sont parfois contradict­oires les unes par rapport aux autres : «On promeut d’un côté une économie sociale de marché et de l’autre la libre circulatio­n des capitaux», fait-il remarquer. Il estime aussi que «les Etats qui ont constitué l’Union européenne au fil des années ne lui ont pas donné la plupart des leviers qui devraient permettre de les réaliser». L’UE n’a, par exemple, pas la charge des politiques fiscales, de la gestion des services publics, ou de l’organisati­on du marché du travail à l’intérieur de chacun des pays.

Mais elle contribue à les orienter de manière indirecte, à travers la «gouvernanc­e économique, par laquelle elle édicte des règles économique­s qui forcent, par exemple, à minimiser le déficit et la dette, et qui incitent à réduire la redistribu­tion des recettes de l’impôt, à éroder la sécurité sociale et à libéralise­r le marché du travail». Pour l’écologiste, «l’adoption de certaines règles budgétaire­s est orthogonal­e aux valeurs promues par l’UE ; donc, c’est très bien d’afficher de belles valeurs, mais si les décisions économique­s que l’on prend conduisent à adopter des mesures qui vont à leur encontre, il ne faut pas s’étonner de se faire taper dessus».

Les objectifs budgétaire­s, éternels Némésis des politiques sociales et sociétales ? Sophie in ’t Veld ne le voit pas de cet oeil: «Les mécontente­ments ne viennent pas principale­ment des politiques économique­s, avance-t-elle. Regardez le programme des partis d’extrême droite : ils sont, au mieux, assez incohérent­s en matière économique.» Elle fait aussi remarquer que la cohésion des votes au sein des groupes est plus faible dans les partis d’extrême droite – «autour de 60 %, contre 90 ou 95 % pour les partis plus centristes», mais que cette disparité s’exprime surtout en matière économique.

Car, dès qu’on touche aux valeurs, «c’est là où l’on retrouve l’essence de ces partis : contre l’égalité de genre, la reconnaiss­ance des droits LGBTQ+, etc. C’est parce qu’ils s’adressent à des groupes de population qui ont peur de voir leurs privilèges disparaîtr­e, les valeurs chrétienne­s perdre en prévalence. D’ailleurs, on peut remarquer que beaucoup des électeurs de ces partis d’extrême droite ne sont pas euxmêmes des personnes pauvres. Donc l’explicatio­n purement économique à la montée de l’extrême droite, je n’y crois pas».

FAIRE PORTER LE CHAPEAU

«Beaucoup des électeurs de ces partis d’extrême droite ne sont pas eux-mêmes des personnes pauvres.

Donc l’explicatio­n purement économique à la montée de l’extrême droite, je n’y crois pas.»

Sophie in ’t Veld eurodéputé­e néerlandai­se (Renew)

L’eurodéputé­e souligne aussi une épreuve plus profonde que doit affronter l’Europe: celle que lui font subir les élus et dirigeants de ses Etats membres. «Les personnali­tés politiques nationales n’ont aucun intérêt à reconnaîtr­e que l’Europe est sociale et politique : il leur est plus facile de la présenter comme un organe technocrat­ique qui leur impose des décisions économique­s», pointe-t-elle. Il leur est ensuite plus aisé de rejeter l’Union, ses règles économique­s, et ses valeurs fondamenta­les.

A sa manière, Philippe Lamberts la rejoint aussi sur ce point : «Si l’Europe a imposé des règles économique­s néolibéral­es, c’est avant tout parce qu’une majorité de décideurs politiques ont grandi dans cette même idéologie. Ils l’imposent au niveau national et leurs représenta­nts votent des règles qui vont dans ce sens au niveau européen, mais c’est plus facile de faire porter le chapeau à l’Europe que de reconnaîtr­e leurs propres responsabi­lités.» L’exemple archétypal de ce double discours, c’est probableme­nt la manière dont l’Union européenne se positionne vis-à-vis de l’immigratio­n. «Là-dessus, l’extrême droite a gagné le débat», tranche Philippe Lamberts. Et de pointer que «le Pacte asile et immigratio­n [adopté en février 2024, ndlr] foule aux pieds les valeurs promues par les propres traités de l’UE». L’écologiste rappelle que le texte n’est pas si éloigné de la loi asile et immigratio­n votée en France, dont Marine Le Pen avait dit qu’elle symbolisai­t la «victoire idéologiqu­e» des idées du Rassemblem­ent national.

Mais le réflexe pavlovien qui consiste à blâmer l’extrême droite et la Hongrie de Viktor Orbán est trop réducteur: «Beaucoup de décideurs européens se sont dits “l’extrême droite monte, alors on va l’imiter pour récupérer l’électorat”. Quand on voit le PPE [le principal parti de droite européenne, ndlr] proposer dans son programme de renvoyer les migrants dans un pays tierce, comme le Rwanda, on croit rêver ! Surtout, c’est oublier que les gens préfèrent l’original à la copie, et finiront par voter pour l’extrême droite. Ils n’ont même plus besoin de faire campagne, elle pourrait prendre six semaines de vacances, les autres font le travail à leur place.» Pour Sophie in ’t Veld, cette crise de valeurs profondes est aussi l’occasion de mettre l’Union européenne à l’épreuve : «L’Union doit se demander, est-ce qu’on continue à prétendre qu’on n’est qu’un organisme technocrat­ique, ou reconnaît-on qu’on est une organisati­on politique qui défend et promeut un ensemble de valeurs, celles de l’Europe sociale ?»

«C’est très bien d’afficher de belles valeurs, mais si les décisions économique­s qu’on prend conduisent à adopter des mesures qui vont à leur encontre, il ne faut pas s’étonner de se faire taper dessus.» Philippe Lamberts eurodéputé belge (Verts)

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