Libération

L’Espagne suspendue au va-tout de Sánchez

Le Premier ministre socialiste a laissé entendre mercredi qu’il pourrait démissionn­er après qu’une enquête pour «trafic d’influence» touchant son épouse a été ouverte. De quoi mettre en émoi tout le pays qui ne sait s’il s’agit d’un abandon ou d’un énième

- Par FRANÇOIS MUSSEAU Correspond­ant à Madrid

Le leader socialiste au pouvoir depuis 2018 n’en est pas à son premier coup d’éclat. Pedro Sánchez en est même une sorte d’incarnatio­n, habile dans les habits de prestidigi­tateur qui sait transmuer avec brio un apparent revers de fortune à son avantage. Mais jusqu’alors, aucun des coups de théâtre dont il a le secret n’avait causé un tel mélange de stupéfacti­on et de perplexité auprès du sérail médiatico-politique et, bien au-delà, parmi toute la population. Jamais une décision qui semble être si personnell­e n’avait suscité un tel suspense collectif, engageant l’équilibre des forces de l’Espagne et mettant en péril l’avenir immédiat du pays. Mercredi soir, lorsqu’il adresse une «lettre aux citoyens» dont il n’avait informé ni le roi Felipe VI, ni ses ministres, ni même son entourage le plus proche, il laisse pantois les 48 millions d’Espagnols : «J’ai besoin de m’arrêter et de réfléchir. Il me faut de toute urgence répondre à la question de savoir si cela en vaut la peine, […] si je dois demeurer à la tête du gouverneme­nt ou bien renoncer à cet honneur.» Depuis, le pays retient son souffle, et le fera jusqu’à lundi, date à laquelle Pedro Sánchez a promis de rendre sa décision. Cette initiative inédite provoque une pluie de réactions hyperpolar­isées, entre une droite qui hurle à une manipulati­on de la pire espèce et une gauche qui, sentant qu’elle pourrait se retrouver d’ici peu orpheline de son leader, commence à trembler.

Tactique. La seule certitude, mercredi soir, c’est que le chef de file socialiste a agi en réaction à une nouvelle qui l’a violemment heurté et blessé : la décision d’un juge, sur plainte du syndicat d’extrême droite Manos Limpias («mains propres»), d’ouvrir une enquête préliminai­re sur un possible trafic d’influence mettant en cause son épouse, Begoña Gómez. Cette dernière est accusée d’avoir influé pour que l’administra­tion centrale accorde des contrats à un entreprene­ur ami et d’avoir pesé dans le repêchage financier public du groupe Globalia. Le Parti socialiste dénonce une plainte s’appuyant sur un «tissu de mensonges» destiné à faire tomber le chef du gouverneme­nt. Le parquet espagnol, lui, a réclamé jeudi après-midi le classement de l’enquête contre Begoña Gómez.

Que s’est-il passé dans la tête de Pedro Sánchez pour que, quelques heures plus tard, il décide d’écrire une lettre dans laquelle il dénonce «la campagne de harcèlemen­t» dont il serait l’objet de la part de la droite et de l’extrême droite ; se montre très affecté que «l’honorabili­té» de sa femme puisse être mise en doute et jetée en pâture ; et proclame qu’il est «très amoureux» d’elle? Plus qu’inédit, c’est intrigant. Le chef du gouverneme­nt a-t-il cédé à l’impulsion d’ordre émotionnel d’un homme excédé d’être avili sur la place publique, lui et sa famille ? Ou bien a-t-il répondu à une motivation tactique visant, comme l’imagine un éditorial d’El País, à «attirer l’attention des progressis­tes quant au bourbier» dans lequel se joue la vie publique, «et prendre de l’élan face au moment de grande intensité politique que vit l’Espagne», à la veille des législativ­es catalanes de mai et des européenne­s de juin ?

«C’est un homme de fer, un leader qui a fait de la résistance un art politique. L’hypothèse même de sa démission ne ressemble pas au personnage, mais il est possible qu’il ait craqué», estime l’analyste politique Lucía Méndez. Depuis les législativ­es de juillet, la droite victorieus­e – mais incapable de former un gouverneme­nt– ronge son frein contre le leader socialiste. Lequel, pour obtenir une courte majorité et s’assurer du soutien des séparatist­es catalans, aurait commis selon ses détracteur­s «un crime constituti­onnel» et une «trahison à la patrie» en approuvant une loi d’amnistie en faveur des responsabl­es du référendum d’autodéterm­ination illégal de 2017. Depuis, tous les coups sont bons pour le détrôner.

D’aucuns penchent pour l’hypothèse stratégiqu­e: avec ce «coup» présenté comme un va-tout, Pedro Sánchez se présente devant les citoyens espagnols comme une victime, suscite de la sympathie en prétextant le «mal» fait à son épouse et gagne des forces auprès de son électorat avant deux scrutins cruciaux pour lui et la continuité de son pouvoir exécutif fragile. «C’est un président du gouverneme­nt faible qui recourt à une tactique populiste, soumet la société à un chantage d’ordre sentimenta­l», éditoriali­se El Mundo. Le chef de l’opposition Alberto Núñez Feijóo l’accuse de ne pas être «à la hauteur de ses fonctions» et exige qu’il s’explique devant le Parlement.

Scénarios. Reste que l’issue à cette «crise d’Etat» est incertaine. Le premier scénario, improbable : Pedro Sánchez passe le relais à sa première vice-présidente du gouverneme­nt, María Jesús Montero. Le deuxième, compliqué et qui bouleverse tout l’agenda politique: il convoque de nouvelles élections, mais il ne peut le faire qu’à partir de la fin mai, date légale d’une année écoulée après la dissolutio­n de l’Assemblée l’an passé. Le troisième, plus probable étant donné son expérience et sa capacité à affronter des plébiscite­s : il se soumet à une motion de confiance et, s’il passe outre, en sort ragaillard­i. L’imbroglio dans lequel est plongé l’Espagne interroge sur la judiciaris­ation excessive de la vie politique. Beaucoup d’observateu­rs évoquent le possible parallélis­me avec le cas de l’ancien Premier ministre portugais António Costa. En novembre, au faîte de sa popularité, le socialiste a démissionn­é pour avoir été soi-disant mêlé à une affaire de corruption (que le parquet a ensuite écartée), ce qui a valu à son parti, le vent en poupe, de perdre les législativ­es de mars.

Une seule certitude: lundi, les Espagnols auront droit à un verdict qui va conditionn­er le futur proche de leur nation. Et montre, au-delà des avis, la dépendance de la stabilité politique du pays à un homme qui, jusque-là, a su résister à tous les obstacles et systématiq­uement l’emporter même quand toutes les chances étaient contre lui.

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Photo Nacho Doce. ReuteRs Pedro Sanchez et son épouse, Begoña Gómez, à Madrid en juillet.

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