La médecine esthétique, les centres de santé en font tout un soin
Censés améliorer l’offre de soins, les centres de santé sont devenus des terrains propices aux dérives. Après le dentaire et l’ophtalmologique, la médecine esthétique se révèle un nouveau créneau très rentable. Enquête.
DéseryPour une radio des côtes réalisée, une séance d’épilation laser offerte! Tout est parti d’une surprenante promotion reçue par l’autrice de ces lignes après la recherche sur Doctolib d’un rendezvous dans la journée pour réaliser une imagerie médicale 100 % remboursée dans le nord de la capitale. Dans la jungle des dépassements d’honoraires, même à Paris, j’ai peu espoir d’en dégoter un dans la journée. Etonnamment, un centre du groupe Santé Plus m’en propose un pour le soir même et me le confirme par texto.
En prime, le message mentionne que je peux bénéficier «d’une consultation ainsi qu’une séance petite zone offerte pour l’épilation définitive au laser sur présentation de ce SMS». Intriguée par cette curieuse façon d’aguicher des patients, je me rends de nouveau au centre de santé un soir, à 18 heures. Une femme me reçoit et me pose quelques questions sur mes antécédents médicaux tout en notant les réponses sur son clavier, de ses mains parfaitement french manucurées. «Quand le médecin aura validé le dossier, vous pourrez revenir pour la séance d’épilation», m’informe-t-elle. «Vous n’êtes pas médecin ?» je m’étonne. Non, elle est «laseriste» : exit le mot d’esthéticienne.
Elle m’assure qu’il n’y a pas d’effet indésirable. Les rares rougeurs et brûlures possibles auraient pourtant dû être mentionnées. Puis elle me propose un rendez-vous pour l’épilation le lendemain à 10 heures. Je m’inquiète du court délai laissé au médecin pour se pencher sur d’éventuelles contre-indications… Quatre heures pile plus tard, à 22 heures, un texto m’informe que le praticien a bien validé mon dossier. J’y retourne. Dentistes, orthodontistes, médecins généralistes, ORL… Aucune plaque dorée à l’entrée mais une simple feuille volante A4 scotchée au mur indique chaque spécialité et le nom des médecins du centre, précédé de la mention «Dr»… Sauf sur celle consacrée à l’épilation laser. Et pour cause, je ne vois aucun médecin et je ne réussis pas à obtenir le nom de celui qui aurait regardé mon dossier. L’esthéticienne réalise seule l’acte au laser gratuit et me propose un forfait de six séances pour 150 euros.
Far West
Mes péripéties affolent Elisabeth Gormand, chargée d’étudier la financiarisation du secteur de la santé pour le Conseil national de l’ordre des médecins : d’abord, «un médecin peut déléguer des tâches de médecine esthétique mais à condition d’être présent sur le lieu», commente-t-elle. Un décret encadrant la pratique des actes d’épilation au laser à visée esthétique se fait attendre. Interrogé, le ministère de la Santé annonce simplement que sa publication devrait «aboutir prochaine
ment». Par ailleurs, l’Agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France signale que «le gestionnaire d’un centre de santé n’est pas autorisé à faire la promotion de ses activités esthétiques». Contactés, les administrateurs de la société mère des 13 centres Santé Plus, Nerae, n’ont pas répondu à nos sollicitations. Alors que les maisons de santé regroupent des libéraux, les centres de santé salarient le personnel. Du fait de ce statut, tout médecin salarié d’un centre Santé Plus dont la direction hameçonne les patients pourrait être sanctionné par l’ordre au motif que «le code de déontologie d’un médecin lui interdit de faire de sa pratique médicale un commerce et de l’utiliser pour capter une clientèle», appuie Elisabeth Gormand. Selon ce même code, le praticien exerçant dans un de ces centres de santé ne devrait pas «tolérer que les organismes, publics ou privés, où il exerce ou auxquels il prête son concours utilisent à des fins commerciales son nom ou son activité professionnelle».
Comment en est-on arrivé à de telles dérives? Dans l’optique d’augmenter l’offre de soins, avec l’exigence d’assurer des consultations en secteur 1, donc sans dépassement d’honoraires, des acteurs privés à but lucratif ont été autorisés à partir de 2018 à créer des centres de santé. Une ouverture au privé lucratif décidée à l’époque par Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé. Interrogée par Libération, elle défend aujourd’hui : «Face à la crise des déserts médicaux qui explosait, l’idée était de faciliter l’installation de centres de santé partout. Nous ne pouvions pas imaginer que des gens qui font de la finance se faufilent dans le secteur pour réaliser des profits.»
Les centres médicaux fleurissent dans les campagnes mais surtout en ville. Ils sont aujourd’hui deux fois plus nombreux qu’il y a dix ans. On en comptait 2 500 en 2023, dont environ 40% spécialisés uniquement dans le secteur dentaire ou ophtalmologique, les autres étant pour la plupart polyvalents. L’Ilede-France en recense à elle seule 1100. Certains dirigeants de ces structures apparaissent prêts à rogner sur la qualité des soins et à escroquer la Sécurité sociale pour réaliser le plus de profits possibles. L’Assurance maladie multiplie les contrôles : en 2023, elle a détecté et stoppé un montant de 58,1 millions d’euros de fraudes au sein de ces centres de santé, contre près de 7 millions en 2022, essentiellement dans le dentaire et l’ophtalmologique, dans son viseur. Ces structures avaient indûment bénéficié d’argent public, à coups de facturations fictives et de réalisations d’actes coûteux non nécessaires, en surfant sur la vague du remboursement 100% santé dans le dentaire et l’optique.
Pour lutter contre ces abus, en 2023, le législateur a encadré ces spécialités en rétablissant la demande d’agrément (supprimée en 2009) auprès des ARS. Les dirigeants de centres de santé dentaires et ophtalmologiques doivent à présent requérir une autorisation de dispenser des soins, dossier ficelé à l’appui. Les centres de santé pluriprofessionnels, regroupant médecins généralistes et spécialistes, demeurent quant à eux dans l’angle mort de ce premier écrémage des pouvoirs publics: la direction n’a qu’à déclarer l’activité auprès de l’ARS. Ils deviennent des terrains propices aux dérapages incontrôlés. Ainsi, le cabinet de conseil en stratégie Xerfi recommande aux centres de
«Face à la crise des déserts médicaux, l’idée était de faciliter l’installation de centres
de santé partout. Nous ne pouvions pas imaginer que des gens qui font de la finance
se faufilent dans le secteur pour réaliser
des profits.»
Agnès Buzyn ancienne ministre
de la Santé
santé de «se développer sur les soins non remboursés» dans une étude parue en mars. C’est le cas des actes de médecine esthétique, nouvel eldorado dans ce Far West naissant. Contactée, l’Assurance maladie indique ne pas avoir reçu de signalement d’anomalies liées à des actes de médecine esthétique pratiqués dans les centres de santé. Et pour cause, cette fois, il ne s’agit pas de frauder la Sécu, mais d’utiliser des soins remboursés par l’Assurance maladie et réalisés par des médecins comme produits d’appel pour appâter les patients. L’idée étant de les inciter ensuite à réaliser des actes de médecine esthétique très rémunérateurs au sein de ces mêmes structures… Et pour que ça rapporte davantage, ceux-ci ne sont pas forcément pratiqués par des médecins, mais par des salariés aux émoluments bien inférieurs.
Tours de passe-passe
De quoi illustrer sous un nouveau jour les dérives de la financiarisation du secteur de la santé, qui ne cesse de contourner les règles par des tours de passe-passe inédits. Car en ouvrant au secteur privé les centres de santé, l’exécutif avait prévu un garde-fou destiné à limiter leur possibilité de réaliser des gains. Une ordonnance du 12 janvier 2018 précise que «les bénéfices issus de l’exploitation d’un centre de santé ne peuvent pas être distribués. Ils sont mis en réserve ou réinvestis au profit du centre de santé concerné ou d’un ou plusieurs autres centres de santé ou d’une autre structure à but non lucratif, gérés par le même organisme gestionnaire».
Par quel montage financier des chefs d’entreprise qui ne sont pas censés rechercher le
profit à tout prix parviennent-ils alors à faire de la santé un commerce ? Le principe consiste à créer une société qui détient des centres de santé, mais aussi des entreprises en dehors du champ médical, qui, elles, sont autorisées à distribuer des bénéfices. En l’occurrence, le registre du commerce consulté par Libération dénombre 17 structures détenues par Nerae, la maison-mère des 13 centres Santé Plus implantés partout en France. Parmi lesquels une société immobilière ou encore un organisme de formation.
Il suffit ensuite de rediriger l’argent récolté dans les centres de santé, notamment grâce aux rentables actes de médecine esthétique. Comment ? En facturant des prestations de
formation du personnel des centres de santé par exemple, ou encore en faisant payer à ces structures des loyers élevés, afin de réorienter l’argent vers les autres entreprises détenues par les mêmes dirigeants.
Mais ces dérives potentielles se font-elles forcément au détriment des patients ? Yehoram Houri est président d’un autre groupe, SoMeD Santé, une grosse entreprise à la tête de quinze franchises de centres de santé polyvalents employant en tout 900 salariés, notamment implantés dans les gares de Lille Europe, Paris Montparnasse ou Rouen. «Nous réalisons des marges sur ce que nous vendons, comme des prestations de formation via notre société SoMeD formation, une filiale du groupe», reconnaît-il. Néanmoins, il assure que les bénéfices réalisés sont réinvestis pour améliorer le service aux patients.
Si les centres de santé SoMeD pratiquent la médecine esthétique depuis 2022 pour répondre à une demande liée à «la brésilianisation de la société» (le pays d’Amérique du Sud est un des premiers marchés, d’ailleurs souvent précurseur en matière d’actes esthétiques), Yehoram Houri n’en fait pas un business sans foi ni loi. «La médecine esthétique représente seulement 1 % de notre chiffre d’affaires cumulé. Un médecin spécialement formé reçoit le patient et est présent dans le centre quand les actes de laser sont délégués à des infirmières, et non à des esthéticiennes. C’est un gage de qualité», assure-t-il. Parce que la santé, ça n’a pas de prix, une mission d’information au Sénat sur la financiarisation de l’offre de soins est chargée d’examiner ce nid à dérives. Elle devrait rendre ses conclusions à l’été.