A Iéna, l’ombre de l’AfD plane sur la «petite Silicon Valley»
L’arrivée de l’extrême droite au pouvoir en Thuringe remettrait en cause l’avenir de cette région dynamique dépendante de l’immigration, alors qu’elle doit faire face à une chute démographique vertigineuse et à une pénurie de main-d’oeuvre.
Elisa Calzolari reprend son souffle. Quitter la Thuringe, la région où elle a grandi? Apparemment, la question ne lui avait pas encore été posée. Mais elle l’avoue, depuis les révélations sur les projets de déportation de l’extrême droite allemande à la «Conférence de Potsdam» – une réunion conspirationniste entre des néonazis et des cadres de l’Alternative für Deutschland (AfD) –, cette idée, encore insensée il y a un an, a germé insidieusement dans sa tête. «J’y pense, forcément», lâche-telle.
Dans sa région, là où l’extrême droite est la plus radicale et la plus influente d’Allemagne, elle craint de ne plus vivre librement dans quelques mois. «C’est simple, si l’AfD arrive au pouvoir, on n’existe plus. Les 48 associations d’aide aux personnes issues de l’immigration disparaîtraient», lâche la présidente de l’ONG MigraNetz. «Il y a eu une prise de conscience de la part de tous ces Allemands issus de l’immigration qui n’étaient jusqu’à présent pas politisés, explique-t-elle. Les grandes manifestations contre l’extrême droite leur ont permis de comprendre que leur avenir n’était peut-être pas en Allemagne.»
Boucs émissaires
Avec la montée en flèche de l’AfD, dont les intentions de vote ont doublé depuis les élections législatives de 2021, le climat social s’est considérablement dégradé à Iéna «Contrairement aux années comme partout ailleurs dans 90 [où l’on déplorait des l’ancienne Allemagne de attaques de foyers de demandeurs
nd l’Est. «Les migrants sont devenus d’asile par des néonazis, des boucs émissaires de ndlr], les agresseurs sont tous les problèmes», déplore aujourd’hui plutôt des gens Elisa Calzolari. Elle reçoit depuis issus de la société civile qui quelques mois des menaces agressent verbalement mais par mail: «On sait où tu aussi physiquement dans l’espace habites.» public des personnes qu’ils perçoivent comme des étrangers», constate Axel Salheiser, le directeur scientifique de l’Institut pour la démocratie et la société civile, dont la mission est d’identifier les courants antidémocratiques.
Entrée du domicile d’un responsable local du Parti social-démocrate incendiée, permanence de la présidente du Parlement régional (gauche radicale) recouverte de croix gammées, voitures d’élus (toutes obédiences confondues) détruites; vitres de bureaux politiques brisées par des jets de pierre, notamment contre les écologistes,
première victime d’attaques politiques en Allemagne… «Les réactions atteignent des dimensions qu’on n’aurait pas imaginées auparavant», confirme Christina Prothmann, psychologue d’urgence et maire écologiste d’arrondissement à Iéna. Fait sans précédent : la dernière «table ronde pour la démocratie» de février, rendezvous régulier et ouvert à tous les citoyens désireux d’échanger de «manière constructive» avec les responsables politiques et des services publics, a été volontairement perturbée par des partisans de l’AfD. «Ils nous ont accusés de les discriminer et de mentir sur la dimension des manifestations [contre l’AfD, ndlr]. Nous aurions multiplié les chiffres par dix. Le gouvernement aurait payé des figurants ! On ne peut pas dialoguer avec ces gens-là», déplore-t-elle.
Assis à la sandwicherie de la gare de Iéna-Paradies, le député AfD de l’assemblée régionale de Thuringe et porteparole de l’arrondissement tient le même discours accusateur que ses électeurs. «C’est la faute aux médias, estime Denny Jankowski. Ils exagèrent tout.» Selon lui, son parti fait l’objet d’une campagne permanente de dénigrement.
Il ne dément pas que certains cadres de l’AfD aient été présents à la «Conférence de Potsdam» sur les déportations d’étrangers et «d’Allemands indésirables» en
janvier. «Mais cela n’a rien à voir avec la politique d’immigration de l’AfD qui se réfère au modèle canadien d’immigration choisie, contrairement à la politique du gouvernement qui a une politique d’immigration incontrôlée», insiste-t-il.
Son chef, Björn Höcke, dont le procès pour «incitation à la haine» s’est ouvert le 18 avril, ne cache pas ses positions racistes et antidémocratiques. La justice a même autorisé ses détracteurs à qualifier le président de l’AfD de Thuringe de «fasciste». Nostalgique de l’empire et admirateur des soldats allemands de la Wehrmacht, Björn Höcke réclame un «virage à 180 degrés» de la politique mémorielle et refuse de considérer Hitler comme «l’incarnation du mal absolu».
«Tout est exagéré. Nous ne fermerons aucun mémorial [des camps de concentration], assure Denny Jankowski. Nous voulons simplement un récit plus positif de l’histoire de l’Allemagne dans les livres d’école [dont les contenus sont une prérogative régionale]. On ne peut plus sortir un drapeau allemand sans se faire critiquer ! On n’a plus le droit d’être fier de son pays !» Le narratif est bien huilé.
«L’AfD se place toujours en victime avec des positions ambivalentes. Ils jouent sur les mots, toujours proches de la rupture avec des tabous», analyse Axel Salheiser. Dernier exemple : la menace de
la coprésidente du parti, Alice Weidel, d’un «Dexit». Denny Jankowski assure qu’il ne souhaite pas la sortie de l’Allemagne de l’Union européenne. «Nous sommes pour la libre circulation des biens et des marchandises mais si on n’arrive pas à réformer il faudra passer par là, dit-il. Si rien ne change, alors oui. Mais ce serait l’ultime recours.»
DépenDance à la monDialisation
Avec plus de 30 % dans les sondages, l’AfD est toujours en mesure de gagner les élections en Thuringe et de remplacer à l’automne la gauche radicale (Die Linke) qui dirige la région depuis dix ans. L’extrême droite peut gouverner avec une majorité absolue en termes de sièges. Il
lui suffit de seulement 40 % des voix si les écologistes et les libéraux ne parviennent pas à repasser la barre minimum des 5 % pour entrer au Parlement régional et reconduire la coalition tripartite sortante, ce qui est imaginable vu l’impopularité du gouvernement Scholz auquel ils participent à Berlin.
«Une extrême droite au pouvoir n’a plus rien d’irréaliste», lâche Axel Salheiser. Une perspective qui affole toutes les entreprises dépendantes des exportations dans la région, c’est-à-dire une grande majorité. Aucun pays au monde n’est aussi dépendant de la mondialisation que l’Allemagne. Pour la Thuringe, qui a parié sur les technologies de pointe, l’AfD au pouvoir serait une catastrophe.
Avec plus de 100 000 habitants, dont près de 20% d’étudiants, Iéna est la deuxième plus grande ville de Thuringe, après la capitale, Erfurt. Après 1990, elle a réussi sa reconversion en se développant dans les technologies de pointe d’un secteur en pleine expansion: l’optique high-tech. Iéna est devenue une petite «Silicon Valley» abritant la plus grande université de la région mais aussi pléthore de laboratoires et d’instituts de recherches. «Nous vivons ici sur un îlot au milieu de la Thuringe [plus de 50 % des électeurs ont voté à gauche aux communales de 2019]», ajoute Elisa Calzolari, candidate
de Die Linke aux communales du 26 mai. On craint que l’AfD ne ruine tous les efforts des entrepreneurs qui ont reconstruit cette région sinistrée par la réunification. Stefan Traeger, un enfant du pays né en 1967 à Iéna, a déjà averti ses concitoyens des conséquences désastreuses d’une victoire de l’extrême droite pour la région, notamment pour le recrutement de personnels étrangers dont l’entreprise a cruellement besoin dans un contexte de pénurie de main-d’oeuvre. «Je ne veux pas donner de consigne de vote. Mais une chose est sûre : nous avons besoin de main-d’oeuvre mais aussi d’une ouverture d’esprit sur le monde pour réussir», explique le président du groupe Jenoptik, la grande entreprise de la ville.
«Nous avons besoin d’aidessoignants, d’artisans et de personnels
dans les services. Nous avons besoin d’immigration pour survivre.»
Axel Salheiser directeur scientifique de l’Institut pour la
démocratie
«la clé sous la porte»
Avec le soutien de ses employés, il a lancé une campagne d’affichage avec un slogan très explicite : «S’isoler, c’est mettre la clé sous la porte.» L’entreprise d’optique high-tech née après la réunification emploie aujourd’hui 4 500 employés, originaires de 29 pays, dont la moitié vit en Thuringe et en Saxe. «Sans main-d’oeuvre étrangère, on perdra de la créativité. C’est un moteur d’innovation», assure-t-il. La campagne a été un grand succès et a encouragé des milliers d’autres entreprises et d’institutions de la région à suivre son initiative
en lançant une autre campagne : «Pour une Thuringe ouverte.» «J’ai vécu dans une dictature et je ne veux pas revenir en arrière», lâche cet ancien citoyen de RDA, qui avait 22 ans quand le Mur est tombé.
En cas de victoire de l’AfD, les entreprises high-tech pourraient finir par délocaliser leurs centres de production et de recherche dans l’ouest de l’Allemagne ou même à l’étranger. «Les conséquences seront dramatiques économiquement mais aussi socialement, ajoute Axel Salheiser. Nous avons besoin d’aides-soignants, d’artisans et de personnels dans les domaines des services. Même avec un nouveau babyboom, nous ne pourrons pas répondre à la pénurie. Nous avons besoin d’immigration pour survivre.» «Nous vivons une nouvelle réalité en Thuringe : une victoire de l’AfD n’est plus une hypothèse», déplore Elisa Calzolari qui ne s’imagine pas poursuivre sa vie sous un gouvernement dirigé par Björn Höcke, qui peste contre la «stratégie de reproduction des Africains». Si l’AfD prenait le pouvoir à l’issue des élections de septembre, elle quitterait sans doute Iéna. Quant à Christina Prothmann, elle s’est décidée à rester. Mais elle craint le vide autour d’elle : «Je dois l’avouer, j’ai bien peur de me retrouver assez seule dans le combat contre l’extrême droite.»