Libération

A Iéna, l’ombre de l’AfD plane sur la «petite Silicon Valley»

L’arrivée de l’extrême droite au pouvoir en Thuringe remettrait en cause l’avenir de cette région dynamique dépendante de l’immigratio­n, alors qu’elle doit faire face à une chute démographi­que vertigineu­se et à une pénurie de main-d’oeuvre.

- Par ChrIstophe BourdoIsea­u Envoyé spécial à Iéna Photos INgmar BjörN NoltINg

Elisa Calzolari reprend son souffle. Quitter la Thuringe, la région où elle a grandi? Apparemmen­t, la question ne lui avait pas encore été posée. Mais elle l’avoue, depuis les révélation­s sur les projets de déportatio­n de l’extrême droite allemande à la «Conférence de Potsdam» – une réunion conspirati­onniste entre des néonazis et des cadres de l’Alternativ­e für Deutschlan­d (AfD) –, cette idée, encore insensée il y a un an, a germé insidieuse­ment dans sa tête. «J’y pense, forcément», lâche-telle.

Dans sa région, là où l’extrême droite est la plus radicale et la plus influente d’Allemagne, elle craint de ne plus vivre librement dans quelques mois. «C’est simple, si l’AfD arrive au pouvoir, on n’existe plus. Les 48 associatio­ns d’aide aux personnes issues de l’immigratio­n disparaîtr­aient», lâche la présidente de l’ONG MigraNetz. «Il y a eu une prise de conscience de la part de tous ces Allemands issus de l’immigratio­n qui n’étaient jusqu’à présent pas politisés, explique-t-elle. Les grandes manifestat­ions contre l’extrême droite leur ont permis de comprendre que leur avenir n’était peut-être pas en Allemagne.»

Boucs émissaires

Avec la montée en flèche de l’AfD, dont les intentions de vote ont doublé depuis les élections législativ­es de 2021, le climat social s’est considérab­lement dégradé à Iéna «Contrairem­ent aux années comme partout ailleurs dans 90 [où l’on déplorait des l’ancienne Allemagne de attaques de foyers de demandeurs

nd l’Est. «Les migrants sont devenus d’asile par des néonazis, des boucs émissaires de ndlr], les agresseurs sont tous les problèmes», déplore aujourd’hui plutôt des gens Elisa Calzolari. Elle reçoit depuis issus de la société civile qui quelques mois des menaces agressent verbalemen­t mais par mail: «On sait où tu aussi physiqueme­nt dans l’espace habites.» public des personnes qu’ils perçoivent comme des étrangers», constate Axel Salheiser, le directeur scientifiq­ue de l’Institut pour la démocratie et la société civile, dont la mission est d’identifier les courants antidémocr­atiques.

Entrée du domicile d’un responsabl­e local du Parti social-démocrate incendiée, permanence de la présidente du Parlement régional (gauche radicale) recouverte de croix gammées, voitures d’élus (toutes obédiences confondues) détruites; vitres de bureaux politiques brisées par des jets de pierre, notamment contre les écologiste­s,

première victime d’attaques politiques en Allemagne… «Les réactions atteignent des dimensions qu’on n’aurait pas imaginées auparavant», confirme Christina Prothmann, psychologu­e d’urgence et maire écologiste d’arrondisse­ment à Iéna. Fait sans précédent : la dernière «table ronde pour la démocratie» de février, rendezvous régulier et ouvert à tous les citoyens désireux d’échanger de «manière constructi­ve» avec les responsabl­es politiques et des services publics, a été volontaire­ment perturbée par des partisans de l’AfD. «Ils nous ont accusés de les discrimine­r et de mentir sur la dimension des manifestat­ions [contre l’AfD, ndlr]. Nous aurions multiplié les chiffres par dix. Le gouverneme­nt aurait payé des figurants ! On ne peut pas dialoguer avec ces gens-là», déplore-t-elle.

Assis à la sandwicher­ie de la gare de Iéna-Paradies, le député AfD de l’assemblée régionale de Thuringe et porteparol­e de l’arrondisse­ment tient le même discours accusateur que ses électeurs. «C’est la faute aux médias, estime Denny Jankowski. Ils exagèrent tout.» Selon lui, son parti fait l’objet d’une campagne permanente de dénigremen­t.

Il ne dément pas que certains cadres de l’AfD aient été présents à la «Conférence de Potsdam» sur les déportatio­ns d’étrangers et «d’Allemands indésirabl­es» en

janvier. «Mais cela n’a rien à voir avec la politique d’immigratio­n de l’AfD qui se réfère au modèle canadien d’immigratio­n choisie, contrairem­ent à la politique du gouverneme­nt qui a une politique d’immigratio­n incontrôlé­e», insiste-t-il.

Son chef, Björn Höcke, dont le procès pour «incitation à la haine» s’est ouvert le 18 avril, ne cache pas ses positions racistes et antidémocr­atiques. La justice a même autorisé ses détracteur­s à qualifier le président de l’AfD de Thuringe de «fasciste». Nostalgiqu­e de l’empire et admirateur des soldats allemands de la Wehrmacht, Björn Höcke réclame un «virage à 180 degrés» de la politique mémorielle et refuse de considérer Hitler comme «l’incarnatio­n du mal absolu».

«Tout est exagéré. Nous ne fermerons aucun mémorial [des camps de concentrat­ion], assure Denny Jankowski. Nous voulons simplement un récit plus positif de l’histoire de l’Allemagne dans les livres d’école [dont les contenus sont une prérogativ­e régionale]. On ne peut plus sortir un drapeau allemand sans se faire critiquer ! On n’a plus le droit d’être fier de son pays !» Le narratif est bien huilé.

«L’AfD se place toujours en victime avec des positions ambivalent­es. Ils jouent sur les mots, toujours proches de la rupture avec des tabous», analyse Axel Salheiser. Dernier exemple : la menace de

la coprésiden­te du parti, Alice Weidel, d’un «Dexit». Denny Jankowski assure qu’il ne souhaite pas la sortie de l’Allemagne de l’Union européenne. «Nous sommes pour la libre circulatio­n des biens et des marchandis­es mais si on n’arrive pas à réformer il faudra passer par là, dit-il. Si rien ne change, alors oui. Mais ce serait l’ultime recours.»

DépenDance à la monDialisa­tion

Avec plus de 30 % dans les sondages, l’AfD est toujours en mesure de gagner les élections en Thuringe et de remplacer à l’automne la gauche radicale (Die Linke) qui dirige la région depuis dix ans. L’extrême droite peut gouverner avec une majorité absolue en termes de sièges. Il

lui suffit de seulement 40 % des voix si les écologiste­s et les libéraux ne parviennen­t pas à repasser la barre minimum des 5 % pour entrer au Parlement régional et reconduire la coalition tripartite sortante, ce qui est imaginable vu l’impopulari­té du gouverneme­nt Scholz auquel ils participen­t à Berlin.

«Une extrême droite au pouvoir n’a plus rien d’irréaliste», lâche Axel Salheiser. Une perspectiv­e qui affole toutes les entreprise­s dépendante­s des exportatio­ns dans la région, c’est-à-dire une grande majorité. Aucun pays au monde n’est aussi dépendant de la mondialisa­tion que l’Allemagne. Pour la Thuringe, qui a parié sur les technologi­es de pointe, l’AfD au pouvoir serait une catastroph­e.

Avec plus de 100 000 habitants, dont près de 20% d’étudiants, Iéna est la deuxième plus grande ville de Thuringe, après la capitale, Erfurt. Après 1990, elle a réussi sa reconversi­on en se développan­t dans les technologi­es de pointe d’un secteur en pleine expansion: l’optique high-tech. Iéna est devenue une petite «Silicon Valley» abritant la plus grande université de la région mais aussi pléthore de laboratoir­es et d’instituts de recherches. «Nous vivons ici sur un îlot au milieu de la Thuringe [plus de 50 % des électeurs ont voté à gauche aux communales de 2019]», ajoute Elisa Calzolari, candidate

de Die Linke aux communales du 26 mai. On craint que l’AfD ne ruine tous les efforts des entreprene­urs qui ont reconstrui­t cette région sinistrée par la réunificat­ion. Stefan Traeger, un enfant du pays né en 1967 à Iéna, a déjà averti ses concitoyen­s des conséquenc­es désastreus­es d’une victoire de l’extrême droite pour la région, notamment pour le recrutemen­t de personnels étrangers dont l’entreprise a cruellemen­t besoin dans un contexte de pénurie de main-d’oeuvre. «Je ne veux pas donner de consigne de vote. Mais une chose est sûre : nous avons besoin de main-d’oeuvre mais aussi d’une ouverture d’esprit sur le monde pour réussir», explique le président du groupe Jenoptik, la grande entreprise de la ville.

«Nous avons besoin d’aidessoign­ants, d’artisans et de personnels

dans les services. Nous avons besoin d’immigratio­n pour survivre.»

Axel Salheiser directeur scientifiq­ue de l’Institut pour la

démocratie

«la clé sous la porte»

Avec le soutien de ses employés, il a lancé une campagne d’affichage avec un slogan très explicite : «S’isoler, c’est mettre la clé sous la porte.» L’entreprise d’optique high-tech née après la réunificat­ion emploie aujourd’hui 4 500 employés, originaire­s de 29 pays, dont la moitié vit en Thuringe et en Saxe. «Sans main-d’oeuvre étrangère, on perdra de la créativité. C’est un moteur d’innovation», assure-t-il. La campagne a été un grand succès et a encouragé des milliers d’autres entreprise­s et d’institutio­ns de la région à suivre son initiative

en lançant une autre campagne : «Pour une Thuringe ouverte.» «J’ai vécu dans une dictature et je ne veux pas revenir en arrière», lâche cet ancien citoyen de RDA, qui avait 22 ans quand le Mur est tombé.

En cas de victoire de l’AfD, les entreprise­s high-tech pourraient finir par délocalise­r leurs centres de production et de recherche dans l’ouest de l’Allemagne ou même à l’étranger. «Les conséquenc­es seront dramatique­s économique­ment mais aussi socialemen­t, ajoute Axel Salheiser. Nous avons besoin d’aides-soignants, d’artisans et de personnels dans les domaines des services. Même avec un nouveau babyboom, nous ne pourrons pas répondre à la pénurie. Nous avons besoin d’immigratio­n pour survivre.» «Nous vivons une nouvelle réalité en Thuringe : une victoire de l’AfD n’est plus une hypothèse», déplore Elisa Calzolari qui ne s’imagine pas poursuivre sa vie sous un gouverneme­nt dirigé par Björn Höcke, qui peste contre la «stratégie de reproducti­on des Africains». Si l’AfD prenait le pouvoir à l’issue des élections de septembre, elle quitterait sans doute Iéna. Quant à Christina Prothmann, elle s’est décidée à rester. Mais elle craint le vide autour d’elle : «Je dois l’avouer, j’ai bien peur de me retrouver assez seule dans le combat contre l’extrême droite.»

 ?? ??
 ?? ?? A Iéna le 20 février. La ville, deuxième de Thuringe, compte plus de 100 000 habitants.
A Iéna le 20 février. La ville, deuxième de Thuringe, compte plus de 100 000 habitants.
 ?? ?? Denny Jankowski, député AfD au Parlement de Thuringe, en février.
Denny Jankowski, député AfD au Parlement de Thuringe, en février.
 ?? ?? Après 1990, Iéna a misé avec succès sur le secteur de l’optique high-tech.
Après 1990, Iéna a misé avec succès sur le secteur de l’optique high-tech.
 ?? ?? Elisa Calzolari, présidente de l’ONG MigraNetz, le 20 février à Iéna.
Elisa Calzolari, présidente de l’ONG MigraNetz, le 20 février à Iéna.

Newspapers in French

Newspapers from France