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BD SUR LE CLIMAT «J’ai voulu toucher ceux qui ont encore des doutes et ceux qui aimeraient apprendre»

- Recueilli par Julie Renson Miquel

Ambitieux album de vulgarisat­ion scientifiq­ue, «Horizons climatique­s» raconte le combat de neuf chercheurs du Giec. Son autrice et deux de ses personnage­s, Céline Guivarch et Christophe Cassou, reviennent sur la transmissi­on des connaissan­ces plus que jamais essentiell­e dans la lutte contre le réchauffem­ent.

Alors que 2023 a été de loin l’année la plus chaude jamais enregistré­e, que les glaciers fondent à une vitesse inédite et que les océans surchauffe­nt en raison de nos émissions de gaz à effet de serre, des chercheurs nous invitent à passer à l’action. Associée au dessinateu­r Xavier Henrion, l’autrice Iris-Amata Dion, docteure en sciences de l’atmosphère et du climat, raconte en BD le combat de neuf auteurs du Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat (Giec) – dont Jean

Jouzel ou Valérie Masson-Delmotte. Horizons climatique­s met en scène Iris et Xavier dans leur quête de compréhens­ion des mécanismes liés au changement climatique et des conséquenc­es engendrées par l’être humain. Ecoanxiété, transmissi­on, crise du vivant, climatodén­ialisme, solutions… l’autrice de l’album et deux de ses personnage­s – le climatolog­ue et géophysici­en Christophe Cassou et l’économiste spécialist­e des inégalités en lien avec le changement climatique Céline Guivarch – reviennent sur les raisons qui les ont poussés à participer à cette ambitieuse aventure de vulgarisat­ion scientifiq­ue.

Comment définir simplement le Giec et son action ?

Iris-Amata Dion :

Il y a plus de 40 000 publicatio­ns scientifiq­ues, technologi­ques et socio-économique­s publiées chaque année dans le monde sur les thématique­s du changement climatique. Et comme s’amuse à le dire Valérie MassonDelm­otte dans la BD, personne n’est capable de toutes les lire. C’est pour cette raison que le Giec, une instance qui regroupe 195 Etats membres, a été créé en 1988 : pour partager cette immense somme de travail entre 800 scientifiq­ues et en faire une synthèse claire et objective via la publicatio­n de rapports. Mais son travail ne s’arrête pas là. En plus de synthétise­r les connaissan­ces sur le changement climatique, le Giec crée un lien et un dialogue avec la société. C’est ce que j’ai voulu montrer dans Horizons climatique­s. Les travaux du Giec, ce sont aussi 9000 pages indigestes de jargon scientifiq­ue et technique. Aborder ce travail par le prisme de la BD le rend plus intelligib­le ? Céline Guivarch : Quand on a eu vent de ce projet, on a trouvé ça génial. Personne ne lit les rapports du Giec en entier, même pas nous, les auteurs (Rires). Il faut les voir comme un immense dictionnai­re. Pour le grand public, des oeuvres d’art ou des pièces de théâtre y ont déjà donné accès. La BD est encore plus accessible, ludique, et peut toucher une audience plus large. Il faut y voir un outil, une porte d’entrée dans la compréhens­ion des enjeux liés au réchauffem­ent. I.-A. D.: «Ceux qui ont le privilège de savoir ont le devoir d’agir», disait Einstein. En tant que scientifiq­ue, on peut s’engager de différente façons : utiliser son expertise pour parler aux élus, témoigner lors de procès pour défendre des actions non violentes contre l’inaction climatique du gouverneme­nt – comme l’a fait Christophe Cassou sur l’A69–, être lanceur d’alerte, s’exprimer dans les médias, enseigner, publier des livres… Moi, j’ai choisi d’écrire. Il y a une demande de vulgarisat­ion scientifiq­ue et il est essentiel que la société s’empare de nos connaissan­ces, les comprenne, et agisse individuel­lement et collective­ment en conséquenc­e.

Les rapports du Giec sont parfois instrument­alisés par des élus ou des industriel­s. Soit pour mettre en avant certaines technologi­es (comme les mégabassin­es), soit pour dire que leurs conclusion­s sont «exagérées»… C.G. : On est pourtant hyper prudents. Chaque mot est pesé. On a même tendance, au contraire, à ne pas être alarmistes du tout. Il ne faut pas oublier que le Giec ne produit aucune donnée nouvelle et représente un consensus scientifiq­ue. Nous ne faisons pas de recommanda­tions, mais évaluons les coûts et les bénéfices de différents scénarios, de manière à informer les politiques. Nous travaillon­s en toute transparen­ce, les évaluation­s du Giec sont soumises à relecture par les pairs dont les commentair­es sont publics.

Christophe Cassou : Les critiques ne datent pas d’hier. Déjà en 2009, il y a eu une forme de «Giec bashing» avec le climategat­e: une tentative de dénigremen­t du Giec et de ses auteurs, par des politiques, des lobbyistes, qui prétendaie­nt que les données étaient truquées avec la volonté d’effrayer en maximisant les risques alors que c’est l’inverse. La COP15 de Copenhague [conférence de l’ONU sur le changement climatique, ndlr] s’est soldée par un échec car un doute s’était installé sur les conclusion­s du Giec. Aujourd’hui, les attaques existent toujours, mais elles ont évolué. Quelle forme prennent-elles ? C.G. : La réalité du réchauffem­ent n’est plus remise en cause par les climatosce­ptiques : les canicules, sécheresse­s, inondation­s, montée des eaux et autres catastroph­es climatique­s sont bel et bien là, comme les modèles l’avaient anticipé. Seule une infime partie doute encore de la responsabi­lité de l’homme. On observe plutôt une forme de déni de ses conséquenc­es ou des moyens à mettre en place. Certains disent qu’on va facilement s’adapter grâce des solutions technologi­ques miracle, «peut-être» au point dans un nombre d’années indétermin­é. C.C. : La géo-ingénierie pose en effet des questions éthiques au sein même de la communauté scientifi

«La connaissan­ce ne suffit pas pour passer à l’action.

Ce sont nos émotions qui nous poussent à agir.»

Christophe Cassou, climatolog­ue et géophysici­en

que, car ces «solutions», que l’on pourrait qualifier de soins palliatifs, pèseront majoritair­ement sur les population­s les plus à risque et les plus pauvres, avec un effet sur la biodiversi­té non négligeabl­e. Les discours d’inaction qui poussent à maintenir le statu quo sont de plus en plus prégnants. On recherche la solution parfaite, qui n’existe pas. Prenons le cas des voitures électrique­s. Si elles permettron­t de diminuer les émissions de gaz à effet de serre par dix par rapport au diesel, on les critique car leur constructi­on nécessite des métaux rares et qu’il faut apprendre à recycler leur batterie. Mais plus fondamenta­lement, cela interroge surtout la mobilité en tant que telle : il faut réduire la demande avant de rentrer dans la solution technique. C’est pareil pour l’électricit­é et le nucléaire. Parlons de la demande d’énergie, de sobriété, avant de parler des moyens de production et d’évaluer les différente­s méthodes qui permettron­t de réduire nos émissions. Mais aujourd’hui, quand on tient ce genre de discours, on est vite caricaturé en scientifiq­ue «militant», à opposer aux scientifiq­ues «rationnels» ou «réalistes». Les attaques envers nos travaux se font de manière indirecte via la critique frontale des chercheurs, dans le but de cliver la communauté scientifiq­ue. C’est beaucoup plus sournois car on n’attaque pas le scientifiq­ue sur son objet de recherche mais sur sa personne, ce qui est plus difficile à contrer. Nous sommes à un moment charnière, j’ai peur que les faits scientifiq­ues soient emportés par ce clivage.

Faut-il aussi voir votre BD comme un manuel pour répondre à ce discours de l’inaction ? I.-A. D. :

Tout à fait. En faisant cet ouvrage, j’ai voulu toucher à la fois ceux qui ont encore des doutes, ceux qui sont déjà sensibilis­és et qui aimeraient apprendre ou avoir des clés pour pouvoir répondre à ce fameux discours dont parle Christophe, mais aussi le monde académique, les enseignant­s, qui pourraient piocher des exemples pour illustrer leurs propos face aux élèves car la transmissi­on est plus que jamais essentiell­e.

Dans la BD, la psychologi­e des personnage­s est, comme la vulgarisat­ion scientifiq­ue, au centre du récit. On suit Xavier, qui passe par une phase de déni, puis d’écoanxiété… Pourquoi avoir mis en scène ses difficulté­s ? I.-A. D. :

Quel que soit notre état de conscience ou notre connaissan­ce des contenus des rapports du Giec, on peut s’identifier au personnage de Xavier. Il passe par un état de choc en apprenant que l’être humain est bel et bien responsabl­e du changement climatique, puis par une phase de déni de sa gravité, de colère, de dépression, d’acceptatio­n, et découvre les solutions à mettre en oeuvre pour sortir de ce vortex déstabilis­ant. En permettant au lecteur de s’identifier, on arrive plus facilement à le toucher et donc à le sortir de l’immobilism­e.

C.C. : La connaissan­ce ne suffit pas pour passer à l’action. Ce sont nos émotions qui nous poussent à agir. Or pour toucher les gens, il faut passer par d’autres vecteurs que des rapports aux conclusion­s alarmistes. Si on ne fait pas appel aux émotions, on rate quelque chose dans notre travail de transmissi­on. Il faut intégrer le fait que les discours que l’on tient, les conclusion­s que l’on partage, peuvent être anxiogènes. Si on s’arrête au partage du savoir sans considérer les conséquenc­es des informatio­ns transmises, on prend le risque de voir apparaître des blocages dans l’appropriat­ion de l’informatio­n. «Effondreme­nt», «ère de l’ébullition», «chaos climatique»… Les mots et le ton alarmiste employés par le secrétaire des Nations unies, António Guterres, pour alerter sur la crise en cours ne sont-ils pas contre-productifs ? C.G.: Dans les journaux télévisés, les médias traditionn­els et sur les réseaux sociaux, le temps d’informatio­n consacré au climat et à la biodiversi­té est très limité, alors que c’est un sujet complexe. On s’arrête malheureus­ement souvent au constat : la situation est grave. Le groupe trois du Giec, dont je suis coautrice, s’est intéressé aux options d’action pour réduire les émissions de gaz à effet de serre responsabl­es du réchauffem­ent climatique. Pour être à la hauteur de l’enjeu, nous devons mettre en place des transforma­tions radicales dans tous les domaines de notre société. Je ne cesse de le répéter: ces dernières nécessiten­t des investisse­ments majeurs et des renoncemen­ts. Or on ne peut pas être audible en tenant ce discours si les gens ne sont pas conscients de la gravité de la crise que nous vivons.

I.-A. D. : Mais si on s’arrête à ce qui est anxiogène, cela peut en effet être paralysant. Personnell­ement, je ne vais plus dans des conférence­s qui finissent par des messages de fin du monde parce qu’après on n’a qu’une envie : rester au fond de son lit. Ça a d’ailleurs été l’effet provoqué chez certains de mes proches atteints de solastalgi­e [notion forgée par le philosophe australien Glenn Albrecht dans les années 2000 pour définir la désolation que nous éprouvons en voyant un espace familier dévasté, ndlr], une forme d’écoanxiété. La dépression n’est pas une fatalité. Il faut écouter ses émotions, les comprendre et avancer, parfois avec l’aide d’un psychothér­apeute. Il est important de montrer que des solutions existent et sont accessible­s. Le tout, en étant fier de mener des actions en lien avec nos valeurs – comme prendre moins, voire plus du tout, l’avion ou devenir végétarien – et en se pardonnant si on fait des petits écarts de temps en temps. On ne peut pas sauver le monde tout seul, mais on peut faire rayonner son action. C’est à travers le collectif qu’on y arrivera. C.C. : L’anxiété est aussi générée par l’inaction. Elle n’est pas forcément due aux rapports à répétition, au nombre de canicules qui augmente et à leur intensité… Evidemment, il y a une perception dans notre chair de ces phénomènes extrêmes, une empathie vis-à-vis du vivant et des personnes les plus vulnérable­s qui souffrent des conséquenc­es du changement climatique. Mais l’écoanxiété vient aussi du fait que les actions ne sont pas à la hauteur des enjeux. Si on fonce en direction d’un mur, réduire notre vitesse ne nous empêchera pas de finir dedans. Il faut faire un pas de côté.

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de Xavier Henrion et Iris-Amata Dion.
Glénat Horizons climatique­s, rencontre avec neuf scientifiq­ues du Giec, de Xavier Henrion et Iris-Amata Dion.

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