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ARIANE 6 Relève, lève-toi

Le nouveau lanceur s’est dressé mercredi pour la première fois sur son pas de tir au centre spatial de Kourou. Si sa date de décollage n’est pas déterminée, cette fusée, qui doit redonner à l’Europe son indépendan­ce d’accès à l’espace, concentre tous les

- Par Camille Gévaudan, Envoyée spéciale à Kourou (Guyane)

De temps en temps, une brève sirène retentit au loin, comme pour annoncer la mise en branle d’un gros véhicule. Mais ce n’est pas un camion qui recule… C’est une fusée qui se lève. A Kourou en Guyane, la flambant neuve Ariane 6 s’est dressée sur son pas de tir pour la première fois cette semaine. Sous le regard attentif des technicien­s qui l’ont guidée centimètre par centimètre, et celui, fier, des ingénieurs qui ont travaillé à son développem­ent depuis dix ans, le nouveau lanceur lourd européen s’est installé sur la table de lancement qu’il ne quittera plus avant le mois de juin, direction le ciel. La date du décollage n’est pas encore définie précisémen­t, mais les objectifs, eux, sont clairs : Ariane 6 doit redonner à l’Europe son indépendan­ce d’accès à l’espace. C’est-à-dire clore enfin ce chapitre un peu gênant de l’histoire où plus aucune fusée européenne n’est en état de marche – la dernière Ariane 5 est partie l’été dernier et les petites Vega sont clouées au sol après des échecs de lancement. Tous les espoirs sont désormais placés dans la grande Ariane 6, enfin prête, qui attend son heure.

Il y a trois mois encore, le lanceur était en pièces détachées, dispersées dans les différente­s usines européenne­s qui les ont construite­s. La coiffe de la fusée (son chapeau qui renferme les satellites à mettre en orbite) vient de Suisse, l’étage supérieur est fait en Allemagne, et l’étage principal, le plus grand, est assemblé aux Mureaux dans les Yvelines, pas loin des moteurs qui sont montés à Vernon dans l’Eure. Tous les éléments se sont donné rendez-vous à bord du Canopée, un cargo à voiles spécialeme­nt dédié au transport d’Ariane 6, qui a quitté le port du Havre mi-février pour traverser l’Atlantique. La reconstruc­tion du puzzle a alors pu commencer au Centre spatial guyanais (CSG). On a déclaré ouverte la «campagne de lancement» : c’est la dernière ligne droite avant le décollage.

Pour jouer aux Lego Ariane, il faut d’abord chercher dans la boîte le grand cylindre blanc et le petit cylindre blanc. On les clipse ensemble pour obtenir un super cylindre blanc. Enfin, clipser… C’est un peu vite dit. «Nos points de couture pour joindre les deux étages d’Ariane 6, ce sont 304 boulons répartis sur toute la circonfére­nce», nous détaille Morgane ParsisFess­ard, ingénieur chez ArianeGrou­p. Elle montre du doigt l’alignement de ces centaines de vis, écrou et rondelles qui forment comme une fermeture éclair argentée sur la fusée blanche. Une fois l’étage des Mureaux et l’étage de Brême solidaires, on peut dire qu’on a le «corps central» du lanceur. 42 mètres de long, 5 mètres de diamètre et presque 50 tonnes, couchés à l’horizontal­e dans ce grand bâtiment d’assemblage où toutes les consignes de sécurité au mur sont écrites en deux langues, français et allemand.

L’HEURE EST AU PRAGMATISM­E

Jusqu’ici, les étages de la fusée sont toujours restés à l’horizontal­e, depuis leur usine jusqu’à Kourou en passant par le bateau. Et c’est l’un des points clés de la petite révolution industriel­le qui doit rendre Ariane 6 moins chère, plus efficace et plus rapide à produire. 5, depuis les années 90 et jusqu’à l’an dernier, était montée verticalem­ent, dans des han gars cathédrale s difficiles à arpenter et même à climatiser. Le fantasme d’une génération d’ingénieurs peut-être un peu prétentieu­x, tentent d’expliquer ceux qui ont connu cette époque. Aujourd’hui, l’heure est au Comme sur les chaînes de production de voitures et comme pour monter un avion, on pose tout à plat, au sol ; on y voit beaucoup mieux ce qu’on fait et où on en est.

Mais il faut bien la redresser un jour, cette fusée, avant qu’on lance le compte à rebours et que ses moteurs s’embrasent. Et ce jour est arAriane rivé. Le transfert du corps central vers le pas de tir et la grande manoeuvre de sa «verticalis­ation» sont prévus ce mercredi, dès le début de matinée pour se donner de la marge. Le soleil se lève à peine. Heureuseme­nt, la météo est au rendez-vous : les pluies tropicales qui ont douché Kourou ces derniers jours ont cessé, et on n’anpragmati­sme.

nonce aucun orage – un risque de foudre aurait entraîné le report des opérations. Les responsabl­es du projet Ariane 6 sont plantés devant le bâtiment d’assemblage, comme les quelques journalist­es invités à assister à l’événement, à attendre que les portes s’ouvrent. A terme (d’ici deux ans si tout va bien), il est prévu de tirer une

Ariane 6 tous les quinze jours au CSG. Mais on n’y est pas encore. Pour l’instant, tout est très lent. On ne veut prendre aucun risque. Pour orchestrer le tout premier vol et éviter qu’elle n’explose comme la première Ariane 5, chaque étape est préparée, validée, vérifiée, vérifiée, contre-vérifiée. A 7 h 40, les grandes portes du hangar s’ouvrent enfin. Et en sort, à pas d’escargot, le corps de la fusée. Installé sur des chariots à douze roues synchronis­ées, il suit les lignes magnétique­s tracées au sol et progresse à 3 km/h.

«IL EST BEAU NOTRE BÉBÉ, HEIN ?»

Les ingénieurs sourient. «On ne boude pas notre plaisir ! Rien que le fait de voir s’ouvrir les portes… Il y a des moments très symbolique­s comme ça», s’émeut Franck Huiban, directeur des programmes civils chez ArianeGrou­p. Un peu plus loin, le responsabl­e du système de lancement et de l’ingénierie d’Ariane 6 à l’Agence spatiale européenne (ESA), Pier Domenico Resta, tombe dans les bras d’un collègue : «Il est beau notre bébé, hein ?»

Il va falloir vingt bonnes minutes au bébé pour parcourir les 800 mètres de ce chemin de bitume qui n’a pas encore beaucoup servi, menant à la zone de lancement. Là-bas l’attend le portique mobile, dont la haute silhouette se découpe dans le ciel. Il servira d’abri à Ariane 6 avant le décollage, le temps de lui adjoindre ses propulseur­s latéraux (deux ou quatre selon la configurat­ion), sa coiffe et ses satellites. Le portique mobile se reculera au tout dernier moment pour laisser la fusée seule sur son pas de tir. C’est comme déplacer la tour Eiffel, répète-t-on souvent au CSG: le bâtiment roulant pèse 8500 tonnes, contre 7 300 pour la charpente du monument parisien. On a toujours de bonnes métaphores à Kourou, pour expliquer les travaux éléphantes­ques qui sont accomplis au quotidien.

Et pour mettre ce corps central à la verticale, c’est comment alors? Quelle image trouver pour décrire cette chorégraph­ie qui dure plus d’une heure, avec une grande pince descendant du plafond du portique mobile, qui vient attraper la tête de la fusée et la porter vers le haut petit à petit? C’est comme tirer la tour Eiffel de son lit après une soirée trop arrosée? C’est surtout comme aux EtatsUnis. «La verticalis­ation d’Ariane 6 est un procédé très simple inspiré des Américains. Ils font comme ça pour dresser leur lanceur Atlas : la partie avant est prise au pont roulant; la partie arrière reste fixée sur son chariot. On soulève, on pousse, on soulève, on pousse… Il y a douze ou treize étapes, et voilà. On l’a vu à la télé et on s’est dit qu’on allait faire pareil», rigole Thierry Vallée, sous-directeur du Centre national d’études spatiales (Cnes) installé au CSG depuis trente ans, qui a supervisé l’installati­on des infrastruc­tures d’Ariane 6. «J’exagère un peu», concède-t-il, mais il n’est pas honteux d’avouer que l’expérience et le savoirfair­e circulent dans l’industrie spatiale. «On a aussi appris des Russes et de l’intégratio­n à l’horizontal­e de leur lanceur. C’est un héritage de Soyouz, et on s’est dit que ça pouvait être intéressan­t pour Ariane 6.» La Russie, qui exploitait un pas de tir au centre spatial guyanais depuis les années 2000, s’est retirée du centre spatial de Kourou dès le début de la guerre en Ukraine il y a deux ans, laissant derrière elle un grand vide et quelques bonnes idées.

Il est impossible de lister rapidement tout ce qui change avec Ariane 6 – de la numérisati­on des procédures à la simplifica­tion du montage de la fusée, en passant par lna souplesse dans la mise en orbite des satellites. Mais la directrice du transport spatial au Cnes, Carine Leveau, souligne un aspect primordial qui représente une spécificit­é et une fierté européenne­s : «On a une attention particuliè­re sur l’impact environnem­ental de nos activités.» Contrairem­ent à un SpaceX qui ravage la faune et la flore du Texas à chaque nouveau test de sa fusée géante, par exemple, «on s’est assurés qu’il n’y avait pas d’espèces protégées» sur les chantiers d’Ariane 6 en Guyane, «et quand il y en avait, on a réorienté les bâtiments». Un circuit de traitement a été mis en place pour recycler les 800 mètres cubes d’eau déversés à chaque décollage (un déluge qui amortit les vibrations). Et l’ESA pousse sa nouvelle politique de réduction de la pollution spatiale. «Une exigence d’Ariane 6 est de désorbiter l’étage supérieur pour limiter la proliférat­ion des débris orbitaux», vante Carine Leveau. Une fois les satellites largués en orbite, chaque étage de fusée devra replonger sur Terre dans la foulée pour se consumer dans l’atmosphère, au lieu de laisser les étages supérieurs (ceux qui montent le plus haut) errer durant des décennies en orbite comme c’était le cas d’Ariane 5. Il était temps que ça change.

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Photo E. PriGEnt. AriAnEGrou­P. ESA.CNES. CSG Ariane 6 sort sur son pas de tir, mercredi à Kourou.
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