Libération

«La race n’est pas un dommage collatéral du capitalism­e, elle lui est consubstan­tielle»

- Recueilli par CLéMenCe Mary et ThibauT Sardier Dessin Jeanne MaCaigne

Quand le capitalism­e a-t-il commencé, et sur quelles bases ? Souvent posée depuis Marx, la question est importante. Elle permet de comprendre la façon dont ce système économique organise nos vies individuel­les et collective­s. Mais aussi de distinguer ce qui est indispensa­ble à son fonctionne­ment et ce qui s’avère plus accessoire. Dans la première catégorie, il y a la création d’inégalités entre humains dominants et dominés, à l’aide de mots comme «race». C’est à ce terme que s’intéresse l’américanis­te Sylvie Laurent dans Capital et Race (Seuil). De la conquête occidental­e de l’Amérique aux Etats-Unis d’aujourd’hui, elle montre que ce terme n’est évidemment pas un fait biologique mais une création historique intimement liée à l’histoire du capitalism­e. Faire des indigènes, des noirs ou des juifs des humains à part (et parfois, même des biens ou des outils) dans une longue tradition intellectu­elle où l’on croise Daniel Defoe et son Robinson, Voltaire ou Adam Smith, c’est fournir à l’accumulati­on de richesses et à la prédation de la nature une force de travail inépuisabl­e. Le capitalism­e serait donc, selon elle, intrinsèqu­ement «racial».

Peut-on conclure de votre analyse qu’on ne peut pas être anticapita­liste si on n’est pas antiracist­e ?

C’est en tout cas une certitude partagée par des penseurs comme Malcolm X, Martin Luther King… ou Marx lui-même ! En regardant l’Amérique, ce dernier l’a exprimé clairement : «Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri.» En somme, pas d’émancipati­on du prolétaria­t blanc sans émancipati­on de ceux que l’on a condamnés au travail servile, à la surexploit­ation et à l’indignité au nom de leur ascendance africaine. Toute une tradition de pensée a depuis démontré que l’analyse critique du capitalism­e ne peut faire l’économie de la question de la production d’une humanité de moindre valeur. Capital et race sont donc structurel­lement liés : le capitalism­e historique s’est déployé sur un principe d’accapareme­nt et de domesticat­ion de la terre et d’extraction du travail gratuit de population­s inféodées et subordonné­es. Selon des configurat­ions historique­s différente­s, il produit de nouvelles divisions entre les travailleu­rs et des frontières opportunes entre les espaces géographiq­ues à l’échelle du monde. La fabricatio­n d’inégalités raciales entre différente­s formes de travail et d’extraction de valeur n’est ni fortuite ni un dommage collatéral du capitalism­e, elle lui est consubstan­tielle.

Votre livre croise les questions environnem­entales, des éléments d’histoire sociale du monde occidental, et évoque à la fin la question du genre… Pourquoi vous concentrer en particulie­r sur la race ?

Il me semblait important d’expliquer l’idée de race dans sa dimension historique et matérialis­te et de se déprendre de notre usage commun du mot racisme, entendu comme le sentiment mauvais et répréhensi­ble d’un individu qui éprouve un désir despotique de domination, une haine viscérale pour l’étranger. La race comme concept d’organisati­on sociale, le plus souvent, on ne la voit pas. C’est l’idée que pour bénéficier de droits et de privilèges, d’autres sont exploités, dépossédés et inféodés. Comme dans l’affaire du chlordécon­e: pour que les Européens puissent consommer des bananes, des milliers d’Antillais, noirs, ont été rendus malades.

Vous retracez l’histoire de cette idée.

Depuis la fin du Moyen Age, l’invention de la distinctio­n entre une lignée d’hommes anthropolo­giquement supérieure en foi, en droit, en culture et en facultés et des autres a été pour l’Europe un principe empirique d’organisati­on sociale du monde. Elle s’est imposée avec la conquête et la colonisati­on des Amériques, qui a permis l’accumulati­on du capital financier, l’abondance des matières premières et la mondialisa­tion des échanges. La condition de possibilit­é de cette genèse du capitalism­e fut l’asservisse­ment et la décimation des Amérindien­s dès l’arrivée des Espagnols, et la transforma­tion des Africains en bêtes de somme, déportés en masse du XVIe au XIXe siècles. Cette réalité pratique s’est accompagné­e d’arguties théologiqu­es, de codificati­on juridique et, tardivemen­t, de doctrines biologique­s et racialiste­s. Très vite en réalité, la distinctio­n bien connue entre nature et culture opérée par les Modernes s’est déclinée en une conception anthropolo­gique structuran­te. Celle-ci distingue les êtres de cultures, qui peuvent mettre les autres humains et la nature au travail forcé, et les êtres de nature, qui ont pour fonction de servir et de pourvoir.

Qu’est-ce qui se noue en 1492 dans la relation entre race et capital ?

Cette date est fondamenta­le car le capitalism­e en gestation trouve sa terre d’élection, un Nouveau Monde doté de richesses infinies, sans frontières ni limites. Elle est inventée comme vacante, offerte par Dieu aux Européens qui ont pour mission de la cultiver. La chrématist­ique, cette soif inassouvie d’accumulati­on de l’or et des marchandis­es, cesse alors d’être réprouvée. Une théologie du capital inédite prend corps. Après le messianism­e religieux, les lois édictent que l’eau, la terre et les indigènes appartienn­ent aux royaumes d’Europe. D’emblée, la question de la légitime propriété de cette colonie providenti­elle s’accompagne d’une interrogat­ion sur l’origine des indigènes. On questionne le monogénism­e biblique, selon lequel toute l’humanité descend d’Adam, et pour la première fois on postule qu’il existe des peuples qui, parce qu’ils ont une autre ascendance, ne sont pas d’égale condition humaine. Bien sûr, le travail de racialisat­ion se déploie sur le temps long et les Espagnols sont tourmentés par l’impunité dont se prévalent les colons. L’expropriat­ion et l’inféodatio­n des Amérindien­s et des esclaves noirs sont codifiées mais elles demeurent le principe incontesté de la naturalité de la supériorit­é européenne. Avec Colomb débute la conversion et le travail forcés dans les mines et la plantation sucrière, le premier reposant sur la main-d’oeuvre amérindien­ne, la seconde sur le «cheptel» africain. Cette forme particuliè­re d’extractivi­sme, d’organisati­on rationnell­e de la production et de régime racial perdure à bien des égards aujourd’hui

L’historienn­e des Etats-Unis explique comment le capitalism­e repose sur l’exploitati­on d’une partie de l’humanité, jugée de moindre valeur. Un sujet qui, malgré l’abolition de l’esclavage, la décolonisa­tion et la lutte pour les droits civiques, reste central à l’approche des élections américaine­s.

Quels groupes naissent de cette structurat­ion raciale ?

Je distingue trois grandes fictions anthropolo­giques. La première est celle de l’indigène, le sauvage, fantasme de barbarie primitive qui

serait l’enfance de la civilisati­on. Cette constructi­on raciale ambivalent­e, faite de violence et d’idéalisati­on, accompagne leur exterminat­ion continue jusqu’à aujourd’hui. La marchandis­ation et la valorisati­on de l’Amérique, conçue comme la libération des chaînes de la pénurie et de la tyrannie de la vieille Europe eut pour conséquenc­e un génocide et un écocide remarquabl­es. La deuxième figure matriciell­e est l’Africain, nommé «noir», comme si sa peau disait sa valeur morale et ses caractéris­tiques essentiell­es. Certains individus sont distingués mais dans l’imaginaire de l’Europe, il est très tôt l’incarnatio­n du négatif, de la non-civilisati­on, du nonêtre, aucune souveraine­té ne lui est reconnue, pas même sur son corps. L’idée qu’il est la forme dégénérée et déficiente de l’Européen, le chaînon manquant entre l’homme et le singe, ou bien hors des stades de civilisati­on, est essentiell­e à deux siècles et demi d’esclavage et plus d’un siècle de ségrégatio­n et de colonisati­on. Ce sont à cet égard les grands apôtres du commerce, de l’accumulati­on des richesses et de la mondialisa­tion du capital qui, de Voltaire, Hegel ou David Hume ont rationnali­sé la subordinat­ion des noirs au nom de leur nature vile et intrinsèqu­ement insuffisan­te.

Vient enfin l’archétype raciste du juif d’argent.

Le trope du juif usurier est un lieu commun du Moyen Age mais en 1492, quelque chose de nouveau se joue quand l’Espagne expulse ses juifs en raison d’un sang qu’elle décrète fondamenta­lement impur, même s’ils se convertiss­ent. Exilés, nomades, ils sont alors associés à la banque et à la spéculatio­n. On prétend qu’ils ont inventé la lettre de change, abstractio­n de la monnaie. De manière continue, la dissociati­on entre le bon capitalism­e (celui de l’activité productive) et le mauvais (celui, «judaïsé», de la finance) a permis depuis l’époque moderne de maintenir l’imaginaire d’une accumulati­on vertueuse des richesses – impériales ou exploitatr­ices.

Vous faites de Robinson Crusoé le symbole du capitalism­e racial. Qu’est-ce qui, dans le roman de Daniel Defoe, justifie cette lecture ?

C’est la grande oeuvre de la naissance d’un capitalist­e, telle que la racontent les économiste­s. Ecrite par Daniel Defoe en 1719, l’histoire d’un Robinson échoué sur son île, qui rationnali­se son temps de travail et les ressources à sa dispositio­n, calcule en termes de coût-bénéfice, et parvient non seulement à l’autosuffis­ance mais au surplus de marchandis­es est édifiante. Il devient l’homme par excellence de la modernité, qui s’invente à lui seul un nouveau monde. Or, Marx le souligne, c’est un héritier qui a récupéré outils et semences de l’épave du bateau. Grâce à ce capital, qu’il transforme en pouvoir de conquête, il domestique et cadenasse la nature, les animaux, et construit un mur pour se protéger des «cannibales» qui menacent selon lui sa vie et ses biens. La parabole coloniale est plus saillante encore lorsque l’indigène Vendredi apparaît, esclave soumis qu’il s’agit de «civiliser» par les valeurs de la libérale Angleterre. Cette robinsonna­de, c’est le mythe du capital né de l’ingénuité et de l’éthique du travail des Européens, qui masque l’indispensa­ble impérialis­me et la stricte hiérarchie entre différente­s formes de travail, entre les civilisate­urs par le capital et les barbares. En somme, cette fable britanniqu­e nous a fait croire que le capitalism­e était la civilisati­on.

L’un des premiers à avoir été lucide sur les liens entre race et capital, c’est Marx. L’a-t-il été suffisamme­nt ?

Marx avait tendance à penser que le capitalism­e universali­sait le travailleu­r, qui n’avait plus de nationalit­é, d’appartenan­ce ou de religion. Sa critique du colonialis­me est redoutable, mais il le décrit comme un simple moment inaugural d’accumulati­on primitive du capital. A l’inverse, Lénine a pensé l’impérialis­me comme la phase finale du capitalism­e. C’est Rosa Luxemburg qui a le mieux compris que l’accapareme­nt des terres et des marchés des mondes extra-européens était un principe essentiel du capitalism­e qui se devait ainsi de résoudre ses contradict­ions. Coloniser ne fut pas un épisode, c’est une loi du capital, dit-elle.

Voyez-vous encore des incarnatio­ns de ce capitalism­e racial ?

Malgré des politiques d’affichage visant à montrer leur diversité, les grandes entreprise­s américaine­s comme les institutio­ns de pouvoir ou les groupes ultraconse­rvateurs demeurent non seulement aux mains de la minorité des hommes blancs et riches mais ils s’assurent que leur autorité et leur préséance demeurent inaltérées. Tout le programme de Trump atteste de cette déterminat­ion. Rejouant Robinson et son mur contre les «sauvages», il promet de rétablir un ordre social où nulle entrave à l’emprise de l’homme blanc sur son environnem­ent n’est tolérée, pas même l’Etat de droit. Sa promesse, aux accents apocalypti­ques, de rétablir la grandeur de l’Amérique et de l’Occident, n’est en rien destinée à émanciper les classes populaires blanches mais à leur offrir l’opium de la victimisat­ion raciale pour perpétuer sans trop de contestati­on l’hégémonie du capitalism­e.

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France