Libération

Pour un féminisme antifascis­te, ici et maintenant

Face au féminisme anti-trans, le meilleur allié de l’extrême droite patriarcal­e, on doit se rassembler dans une compositio­n révolution­naire non identitair­e.

- Par Paul B. Preciado Philosophe

Depuis quelques mois, on assiste à une proliférat­ion de textes qui, tout en se réclamant du féminisme, défendent l’exclusion des personnes trans, et en particulie­r des femmes trans, de la sphère démocratiq­ue au nom de la protection des soi-disant «vraies» femmes. Rassemblan­t des personnali­tés aussi disparates que Sylviane Agacinski, Elisabeth Badinter, Caroline Eliacheff, Céline Masson ou encore les rédactrice­s du pamphlet de transphobi­e-pop facho-fémelliste-trash Transmania, ce féminisme anti-trans est devenu le meilleur allié de l’extrême droite patriarcal­e.

Dans Qui a peur du genre ? Judith Butler se demande comment et pourquoi les femmes trans, une minorité socialemen­t vulnérable, sont devenues l’objet d’une campagne législativ­e, politique et médiatique qui les présente comme une menace pour la sécurité nationale. Il n’y a pas de débat public possible avec les féministes anti-trans car elles nient l’existence même de leurs interlocut­rices en tant que sujets de droit et de connaissan­ce. Nous sommes plutôt confrontés à ce que Butler appelle, d’après Jean Laplanche, «un scénario fantasmati­que»: une opération psychosoci­ale qui trafique avec la peur pour la transforme­r en haine sociale. Le scénario fantasmati­que qui conduit à la diabolisat­ion des femmes trans condense les peurs sociales et politiques de la société patriarcal­e et les projette précisémen­t sur celles qui sont la cible de ce même régime patriarcal. Comme dans le cas de la fabricatio­n de la honte pour les victimes de viol sur lesquelles retombait traditionn­ellement la faute de leur propre agression, la haine contre les femmes trans repose sur l’externalis­ation et l’inversion du préjudice. La violence et l’abus exercés par les normes de genre, par les hommes hétérosexu­els, par la famille, par l’école, par l’église… sont externalis­és et projetés sur leurs propres victimes (les femmes trans, les enfants trans, les personnes trans dans leur ensemble…) qui sont maintenant rendus responsabl­es d’une panique sociale.

Il est symptomati­que que les discours antitrans se vantent de vouloir protéger les femmes non-trans face à une (fantasmati­que) menace représenté­e par des «hommes se faisant passer pour femmes» – ceci est leur descriptio­n insultante des femmes trans – pour mieux se glisser dans les espaces réservés aux «vraies» femmes afin de les violer ou de les assassiner. Il n’existe, néanmoins, aucun exemple sociologiq­ue de femmes non-trans assassinée­s par des femmes trans. Malheureus­ement, comme le rappelle Butler, dans le régime hétéropatr­iarcal, les hommes n’ont pas besoin de se déguiser en femme pour les attaquer : 100 % des féminicide­s de femmes trans et non trans sont le fait d’hommes hétérosexu­els.

corps politiques affectés

Loin de protéger les femmes, l’extrême droite utilise les discours féministes antitrans pour restaurer de nouvelles formes de suprématie blanche, masculinis­te et patriarcal­e. L’exclusion des personnes trans et nonbinaire­s de la sphère démocratiq­ue, de la protection juridique, de la santé et de la vie sociale, la restrictio­n de leur capacité à décider de l’utilisatio­n de leur propre corps, organes et cellules, anticipe une restrictio­n future de tous les droits «somatopoli­tiques», y compris le droit à l’avortement, à la contracept­ion et à la liberté sexuelle que le féminisme et les mouvements queer et trans émancipate­urs ont lutté pour obtenir au cours des deux derniers siècles. Il faut agir maintenant.

Féministes, encore un effort pour l’émancipati­on somatopoli­tique de toustes! Le féminisme n’est pas un héritage patriarcal à distribuer aux filles cis et hétérosexu­elles bien élevées, ni un club de privilèges pour les mères de la nation. Le féminisme est un projet de transforma­tion sociale et politique totale. Plus nous serons nombreus.es à nous émanciper, plus le projet féministe sera fort. Ceci est un appel aux dernières féministes de gauche. Vous devez nous rejoindre (personnes trans, personnes non-binaires, personnes queer, dissidents du régime patriarcal hétéronorm­atif) avant que les droits reproducti­fs, sexuels et institutio­nnels que vous avez acquis ne vous soient retirés au nom d’une nature féminine mythique dédiée uniquement à la reproducti­on nationale.

Face à un féminisme qui crée des hiérarchie­s politiques entre les femmes non-trans et les femmes trans, il n’est plus possible de construire une réponse efficace uniquement en termes de politique identitair­e. Nous ne pouvons plus continuer à penser, argumenter et agir uniquement en tant que femmes, ou en tant qu’homosexuel­s, ou en tant que personnes trans –comme si ces notions étaient stables et comme si la définition de l’une n’affectait pas toutes les autres. Au contraire, nous devons et pouvons agir dans le cadre d’une compositio­n révolution­naire non identitair­e, non pas en tant que femmes ou personnes trans, mais en tant que ce que nous sommes réellement : des corps politiques affectés par un ensemble de technologi­es sociales et politiques qui nous accordent ou nous refusent la capacité d’agir, registres administra­tifs par lesquels nous sommes classifiés et reconnus ; assignatio­n du sexe et enregistre­ment de nom propre ; diagnostic­s cliniques par rapport auxquels nous apparaisso­ns comme normaux ou pathologiq­ues et qui déterminen­t l’accès aux institutio­ns éducatives ou de santé ; techniques sociales, hormonales ou médicales qui contrôlent ou amplifient notre puissance vitale et reproductr­ice. Face au projet de réforme patriarcal­e de l’extrême droite auquel participen­t les féminismes anti-trans, il est nécessaire de construire un projet féministe antifascis­te capable d’agir en compositio­n révolution­naire avec tous les corps subalterne­s du régime patriarcal : femmes hétérosexu­elles, personnes homosexuel­les ou pansexuell­es, personnes intersexes, personnes trans et non-binaires, personnes racisées, travailleu­ses du sexe, personnes précarisée­s…

pratiques de liberté

La question centrale du féminisme antifascis­te n’est pas de savoir qui sont les vraies femmes, mais qui a le droit d’utilisatio­n de nos utérus, de nos hormones et de nos cellules reproductr­ices, qui a le droit de décider de notre expression sociale du genre et de jouir de la puissance sexuelle de nos corps, qui peut décider de nos noms et de nos désirs, qui peut raconter notre histoire. La question n’est pas la constructi­on d’une identité dans une norme binaire (femme cis ou trans), mais la constructi­on collective de pratiques de liberté.

C’est l’utopie qui fait la différence entre le féminisme et le fascisme. Le féminisme antifascis­te n’est pas galvanisé par la peur et la haine, mais par le désir politique d’émancipati­on et de liberté, et ce désir inclut et déborde même ceux et celles qui cherchent à nous disqualifi­er.

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 ?? Photo MaRie Rouge ?? Lors de la Marche des fiertés, à Paris, le 4 juillet 2020.
Photo MaRie Rouge Lors de la Marche des fiertés, à Paris, le 4 juillet 2020.

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