Pour un féminisme antifasciste, ici et maintenant
Face au féminisme anti-trans, le meilleur allié de l’extrême droite patriarcale, on doit se rassembler dans une composition révolutionnaire non identitaire.
Depuis quelques mois, on assiste à une prolifération de textes qui, tout en se réclamant du féminisme, défendent l’exclusion des personnes trans, et en particulier des femmes trans, de la sphère démocratique au nom de la protection des soi-disant «vraies» femmes. Rassemblant des personnalités aussi disparates que Sylviane Agacinski, Elisabeth Badinter, Caroline Eliacheff, Céline Masson ou encore les rédactrices du pamphlet de transphobie-pop facho-fémelliste-trash Transmania, ce féminisme anti-trans est devenu le meilleur allié de l’extrême droite patriarcale.
Dans Qui a peur du genre ? Judith Butler se demande comment et pourquoi les femmes trans, une minorité socialement vulnérable, sont devenues l’objet d’une campagne législative, politique et médiatique qui les présente comme une menace pour la sécurité nationale. Il n’y a pas de débat public possible avec les féministes anti-trans car elles nient l’existence même de leurs interlocutrices en tant que sujets de droit et de connaissance. Nous sommes plutôt confrontés à ce que Butler appelle, d’après Jean Laplanche, «un scénario fantasmatique»: une opération psychosociale qui trafique avec la peur pour la transformer en haine sociale. Le scénario fantasmatique qui conduit à la diabolisation des femmes trans condense les peurs sociales et politiques de la société patriarcale et les projette précisément sur celles qui sont la cible de ce même régime patriarcal. Comme dans le cas de la fabrication de la honte pour les victimes de viol sur lesquelles retombait traditionnellement la faute de leur propre agression, la haine contre les femmes trans repose sur l’externalisation et l’inversion du préjudice. La violence et l’abus exercés par les normes de genre, par les hommes hétérosexuels, par la famille, par l’école, par l’église… sont externalisés et projetés sur leurs propres victimes (les femmes trans, les enfants trans, les personnes trans dans leur ensemble…) qui sont maintenant rendus responsables d’une panique sociale.
Il est symptomatique que les discours antitrans se vantent de vouloir protéger les femmes non-trans face à une (fantasmatique) menace représentée par des «hommes se faisant passer pour femmes» – ceci est leur description insultante des femmes trans – pour mieux se glisser dans les espaces réservés aux «vraies» femmes afin de les violer ou de les assassiner. Il n’existe, néanmoins, aucun exemple sociologique de femmes non-trans assassinées par des femmes trans. Malheureusement, comme le rappelle Butler, dans le régime hétéropatriarcal, les hommes n’ont pas besoin de se déguiser en femme pour les attaquer : 100 % des féminicides de femmes trans et non trans sont le fait d’hommes hétérosexuels.
corps politiques affectés
Loin de protéger les femmes, l’extrême droite utilise les discours féministes antitrans pour restaurer de nouvelles formes de suprématie blanche, masculiniste et patriarcale. L’exclusion des personnes trans et nonbinaires de la sphère démocratique, de la protection juridique, de la santé et de la vie sociale, la restriction de leur capacité à décider de l’utilisation de leur propre corps, organes et cellules, anticipe une restriction future de tous les droits «somatopolitiques», y compris le droit à l’avortement, à la contraception et à la liberté sexuelle que le féminisme et les mouvements queer et trans émancipateurs ont lutté pour obtenir au cours des deux derniers siècles. Il faut agir maintenant.
Féministes, encore un effort pour l’émancipation somatopolitique de toustes! Le féminisme n’est pas un héritage patriarcal à distribuer aux filles cis et hétérosexuelles bien élevées, ni un club de privilèges pour les mères de la nation. Le féminisme est un projet de transformation sociale et politique totale. Plus nous serons nombreus.es à nous émanciper, plus le projet féministe sera fort. Ceci est un appel aux dernières féministes de gauche. Vous devez nous rejoindre (personnes trans, personnes non-binaires, personnes queer, dissidents du régime patriarcal hétéronormatif) avant que les droits reproductifs, sexuels et institutionnels que vous avez acquis ne vous soient retirés au nom d’une nature féminine mythique dédiée uniquement à la reproduction nationale.
Face à un féminisme qui crée des hiérarchies politiques entre les femmes non-trans et les femmes trans, il n’est plus possible de construire une réponse efficace uniquement en termes de politique identitaire. Nous ne pouvons plus continuer à penser, argumenter et agir uniquement en tant que femmes, ou en tant qu’homosexuels, ou en tant que personnes trans –comme si ces notions étaient stables et comme si la définition de l’une n’affectait pas toutes les autres. Au contraire, nous devons et pouvons agir dans le cadre d’une composition révolutionnaire non identitaire, non pas en tant que femmes ou personnes trans, mais en tant que ce que nous sommes réellement : des corps politiques affectés par un ensemble de technologies sociales et politiques qui nous accordent ou nous refusent la capacité d’agir, registres administratifs par lesquels nous sommes classifiés et reconnus ; assignation du sexe et enregistrement de nom propre ; diagnostics cliniques par rapport auxquels nous apparaissons comme normaux ou pathologiques et qui déterminent l’accès aux institutions éducatives ou de santé ; techniques sociales, hormonales ou médicales qui contrôlent ou amplifient notre puissance vitale et reproductrice. Face au projet de réforme patriarcale de l’extrême droite auquel participent les féminismes anti-trans, il est nécessaire de construire un projet féministe antifasciste capable d’agir en composition révolutionnaire avec tous les corps subalternes du régime patriarcal : femmes hétérosexuelles, personnes homosexuelles ou pansexuelles, personnes intersexes, personnes trans et non-binaires, personnes racisées, travailleuses du sexe, personnes précarisées…
pratiques de liberté
La question centrale du féminisme antifasciste n’est pas de savoir qui sont les vraies femmes, mais qui a le droit d’utilisation de nos utérus, de nos hormones et de nos cellules reproductrices, qui a le droit de décider de notre expression sociale du genre et de jouir de la puissance sexuelle de nos corps, qui peut décider de nos noms et de nos désirs, qui peut raconter notre histoire. La question n’est pas la construction d’une identité dans une norme binaire (femme cis ou trans), mais la construction collective de pratiques de liberté.
C’est l’utopie qui fait la différence entre le féminisme et le fascisme. Le féminisme antifasciste n’est pas galvanisé par la peur et la haine, mais par le désir politique d’émancipation et de liberté, et ce désir inclut et déborde même ceux et celles qui cherchent à nous disqualifier.