Ciné / «Robocop», on en a jamais acier
Le superflic cyborg de Paul Verhoeven ressort en salles en version restaurée. L’occasion de se replonger dans cette fable mordante sur l’Amérique reaganienne.
C’est souvent au sein de la matrice que se fomentent les détournements les plus malins et les hold-up les plus spectaculaires. Ainsi fut une époque à Hollywood où, sous les dehors d’un cinéma d’action de pur divertissement, barattant un joyeux cocktail de sexe
nd et de violence, un contrebandier de la pellicule venu des Pays-Bas livra les fables les plus mordantes sur l’Amérique reaganienne, entre capitalisme carnassier, consumérisme débilitant et dérives droitières, dopées par l’endémique fascination des armes à feu.
Martyrologie. Le plus dérangeant – et d’autant plus efficace – tenant à la méthode. Au lieu de se placer du bon côté de la barrière et d’opposer un regard moral pointant un doigt accusateur, Paul Verhoeven se contentait d’appliquer le cahier des charges d’un vigilante – un genre centré sur la figure du justicier sans peur et sans morale – SF pas piqué des hannetons, d’en grossir le trait, de pousser les potentiomètres d’un scénario déjà bien chargé jusqu’à la satire. L’ironie faisant le reste. Celui de Robocop, écrit par Edward Neumeier et Michael Miner, deux jeunes plumes anar aux entournures, avait circulé entre les mains de divers réalisateurs avant d’atterrir… dans la poubelle du cinéaste hollandais qui, dans un premier temps, jugea idiote cette histoire de flic massacré puis ressuscité sous les traits d’un cyborg programmé pour lutter contre le crime.
Sur les conseils de son épouse, il accepta finalement le projet, non seulement parce qu’il permettait au plus libertaire des cinéastes néerlandais de s’infiltrer au coeur de la machine hollywoodienne pour mieux la pirater de l’intérieur, et de faire peau neuve après le semi-échec de son précédent film européen, la Chair et le Sang, mais surtout parce qu’il y vit l’occasion de creuser quelques motifs qui lui étaient chers : le corps supplicié, l’incarnation, le point de jonction ténu qui lie l’âme à la matière, qu’elle soit de chair ou de métal, la mémoire numérique, tout en déclinant les diverses stases de la martyrologie chrétienne, de la crucifixion à la résurrection.
La figure christique infuse ainsi dans son premier opus hollywoodien : pour que l’officier Murphy (Peter Weller) renaisse sous la forme d’un superflic, il aura d’abord fallu qu’il meure, crucifié sous les balles, réduisant son corps en charpie, dont cette director’s cut n’épargne aucun détail – la cruauté gore formant un contrepoint aux images aseptisées des JT qui émaillent ironiquement le film, et dont les présentateurs, pour annoncer les horreurs qui ensanglantent le monde, ne se départissent jamais d’un sourire indécent.
Mélancolie. Autrement plus violente est celle des hommes d’affaires sans scrupule de Détroit auxquels les forces de l’ordre de la ville –filmée comme une Metropolis avec ses bas-fonds crasseux gangrenés par le crime et sa cité futuriste et glaciale – semblent vassalisées. A travers la figure de cet être mi-homme mi-machine, prisonnier d’une carcasse d’acier et dont les images de sa vie passée rejaillissent par bribes, Verhoeven allie, à la satire cinglante épinglant une société régressive et brutale, une once de mélancolie. Le souvenir d’une humanité perdue dont il ne restera bientôt que des traces.