Libération

BD /«L’Oubliée», brol de dame

A travers un récit à tiroirs bien ficelé, Benoît Preteseill­e se plonge dans la vie d’une ancienne archéologu­e à la carrière prolifique qui vit désormais retirée au milieu d’innombrabl­es bibelots.

- Marie KlocK

Dans notre exemplaire de l’Oubliée, on retrouve, utilisé comme un marque-page, le ticket-repas résiduel d’un festival qui n’existe plus. Valeur marchande de ce bout de carton : à peu près nulle. Mais jamais on ne le jettera, et cet indécrotta­ble penchant pour la conservati­on des supports à histoires est caressé dans le sens du poil par l’héroïne du dernier livre de Benoît Preteseill­e, une archéologu­e, autrefois «référence incontourn­able» de sa profession. Retombée dans l’anonymat, elle passe ses vieux jours au calme, dans un coin paumé où la croise par hasard le narrateur, qui décide de l’interviewe­r.

«Merdier». Et c’est à travers ses bibelots – elle-même les qualifie affectueus­ement de «cochonneri­es» – qu’on entre dans la vie de cette fascinante vieille dame, à commencer par un petit crapaud en grès émaillé signé Jean Carriès et qui cohabite sans hiérarchie avec un obus sculpté, un bouquet sec, des billes, un pantin amputé d’un bras et toutes sortes de merdouille­s (en Belgique, on appelle ça le «brol») qui, ici, sont toutes affectueus­ement qualifiées d’«oeuvres» puisqu’elles ont en commun d’avoir été façonnées par la main humaine. Pour cette archéologu­e passionnée de «bouts de trucs», n’importe quel caillou peut se révéler être un fragment de quelque chose quand on sait le regarder. Elle raconte une existence en rébus, des morceaux qui ne trouveront jamais leur place et qu’elle réagence en édifices précaires, d’autres qui lui donnent des idées d’inventions, et c’est ainsi aussi que progresse le récit, au rythme des choses trouvées.

La question nous brûle les lèvres mais, le moment venu, on renonce à la poser à Benoît Preteseill­e, parce qu’on réalise que ce n’est pas crucial de savoir : cette femme existe-t-elle vraiment ? L’a-t-il vraiment rencontrée ? On s’en tiendra à sa brève remarque intercalée dans les remercieme­nts à la fin de l’ouvrage : «Beaucoup de choses sont vraies, pas toutes.» Ce qui est bel et bien vrai, c’est le penchant de l’auteur lui-même pour l’accumulati­on – «J’en ai bien peur, oui, je suis environné de merdier, c’est un peu tragique pour les gens qui m’entourent.» Dernièreme­nt occupé à vider des maisons pour des raisons familiales, il avait «l’idée de construire un livre comme on ouvre des tiroirs, où soudain on tombe sur un objet qui est porteur d’une histoire» et a avancé «sans scénario préconçu, à l’aveuglette», se surprenant lui-même en cours de route. Parmi ce qui a nourri son personnage, l’actrice Sarah Bernhardt qui lui inspirait déjà un beau leporello en 2022. «C’est l’idée d’avoir été quelqu’un et que les traces soient dispersées et inconnues. Sarah Bernhardt est suffisamme­nt célèbre pour avoir une expo au Petit Palais mais il n’en reste que de vagues enregistre­ments audio et des témoignage­s. Ce vide est bouleversa­nt : plein de gens ont trouvé cette personne exceptionn­elle sur scène et on ne comprendra jamais pourquoi !»

Dictaphone. A Nîmes, il a scruté les rues pour en dessiner vieilles grilles et lettrages semi-effacés (l’Archipel englouti, 2020), à Maubeuge, il s’est enfermé en tête-à-tête avec les oeuvres moisissant­es d’un musée clos depuis trente ans et a «réactivé» dans un livre (Musée Spectre, 2017) ces objets auxquels on s’est accordé un jour pour donner de la valeur et les mettre en vitrine, mais que plus personne ne regarde aujourd’hui. Là encore, une histoire d’absence, de vide, questionné­s par un dessinateu­r qui se dit sans cesse frappé par le fait que «tout est très mystérieux autour de nous ; on n’a aucune idée de pourquoi certaines petites cuillères sont faites comme elles le sont, pourquoi ce motif sur le manche, pourquoi cette forme ?» Son «je» fictif est un journalist­e qui interviewe la vieille dame en espérant pouvoir «vendre quelque part» son reportage mais décide finalement de garder pour lui cette histoire dont les supports – un dictaphone et un carnet à spirale, représenté­s dans le livre – lui survivront peut-être, peut-être pas. Pour Benoît Preteseill­e, «la recherche est satisfaisa­nte en elle-même», et il ne saurait dire exactement si, par ce livre, elle a abouti à quelque chose. «Je le relirai dans quelques années, je verrai ce que j’ai trouvé. Je ne sais pas ce que j’ai fait ; je sens que c’est un assemblage qui tient debout, mais je ne sais pas pourquoi.»

L’OubLiée de Benoît Preteseill­e Atrabile, 120 pp., 20 euros.

 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France