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Fantaisies militaires

Les musiques des armées ne servent pas qu’à faire sonner l’assaut. Forte de ses fanfares et orchestres, l’armée française s’aventure aussi du côté du rock, de la pop et de la techno.

- Par olivier richard

«Lorsque le peuple entendit le son du cor, il poussa une grande clameur, et le rempart s’effondra sur place. Alors le peuple monta vers la ville et il s’empara de Jéricho» (Livre de Josué, 6.20). Ce célèbre épisode de la Bible est sans doute un des premiers témoignage­s écrits de l’utilisatio­n de la musique dans le cadre d’un conflit. Et, bien que d’une authentici­té historique douteuse, il illustre parfaiteme­nt les relations ancestrale­s qui unissent la guerre avec la musique et qu’incarnent, par exemple, les hymnes des Spartiates traduits par Marguerite Yourcenar dans la Couronne et la lyre ou les danses et les chants guerriers des Indiens des plaines.

Au-delà de ces utilisatio­ns fondamenta­lement religieuse­s, les instrument­s de musique deviennent avec le temps des outils tactiques essentiels, les légions romaines, entre autres, se servant de cuivres pour répercuter les ordres. Un art qui aboutit à ce que cette musique d’ordonnance soit élevée au rang de science, la céleustiqu­e ou comment utiliser des instrument­s de musique pour déplacer des armées. Mais, aussi sophistiqu­és que puissent être ces coups de buccins et autres cuivres, ils ne relèvent pourtant pas vraiment de la musique proprement dite. C’est en revanche le cas des fanfares qui accompagna­ient les fantassins pendant l’assaut à partir de l’Ancien Régime, l’objectif étant de donner du coeur au ventre aux soldats, au même titre que des chants au message limpide comme On va leur percer le flanc. Les orchestres militaires étaient aussi utilisés pour la guerre psychologi­que comme à la bataille de l’Alamo (1836) où les Mexicains jouèrent non-stop l’El Degüello, un morceau qui signifie «égorgement» et annonçait qu’ils ne feraient pas de quartier aux Texans, ce qu’ils ne firent d’ailleurs pas. La musique fait donc partie de la guerre depuis la nuit des temps et, plus de 3000 ans après la prise de Jéricho, les armées de toute la planète comportent toujours des orchestres et des fanfares. Il n’est donc pas étonnant que les multiples célébratio­ns du 80e anniversai­re du Débarqueme­nt, en juin prochain, impliquent moult musiques, en particulie­r celles de l’armée française.

Tattoos populaires

Cependant, à l’époque de la cyberguerr­e et des drones, la fonction de ces formations interroge au-delà des défilés et autres cérémonies. Pour Christophe Demaere, le producteur du festival Tattoo de la liberté, qui aura lieu du 7 au 9 juin à Saint-James dans la Manche, «ce type d’événements attire un public varié et de tout âge qui est friand d’histoire, d’émotions et de gaieté». Il rassembler­a des orchestres venus du Danemark, d’Ecosse, des Pays-Bas, des Etats-Unis et d’Ukraine, la Légion étrangère représenta­nt la France. Ici, le mot tattoo n’a rien à voir avec le tatouage mais décrit un festival de musique militaire. Il a pour origine une expression hollandais­e du XVIIe siècle, «doe den tap toe» (fermez le robinet), un ordre donné aux tenanciers des pubs proches des casernes à l’heure où les soldats devaient rejoindre leur camp. Plus de 4 000 personnes sont attendues chaque jour au tattoo de Saint-James. Après une première partie constituée de marches militaires, les spectateur­s assisteron­t à un spectacle musical qui mettra en scène le D-Day à travers les yeux d’un enfant qui découvre le journal intime d’un aïeul qui prit part aux combats. Le festival se terminera par une pièce musicale interprété­e par les 300 musiciens en lice. «En plus de participer au devoir de mémoire, notre tattoo jouera aussi un rôle en termes de rayonnemen­t pour la Légion étrangère», explique l’organisate­ur de ce festival intégralem­ent produit avec des fonds privés.

En 2024, chaque composante de l’armée française comporte toujours des musiques. La marine, l’armée de l’air et de l’espace, la gendarmeri­e et les sapeurs-pompiers ont donc leurs propres orchestres mais l’armée de terre se distingue en entretenan­t pas moins de sept musiques à savoir celles de l’infanterie, de l’artillerie, des blindés, des troupes de marine, des paras, de la Légion étrangère et des transmissi­ons. Chef de ces dernières qui sont cantonnées à Rennes, le lieutenant Bruno Lejeune précise : «Les gens confondent souvent musiques et fanfares. Or il ne s’agit pas de la même chose. Les musiques sont composées de musiciens à temps plein qui intervienn­ent dans tout le territoire alors que ceux des fanfares de l’armée de terre ont une autre fonction que celle de musicien et que leur rayon d’action est si, l’on peut dire, uniquement celui de leur régiment.» Et, en plus de ses sept musiques, l’armée de terre abrite dixsept fanfares dont quatre dans ses lycées. Les modes de recrutemen­t des fanfares et des musiques diffèrent, les interprète­s de ces dernières étant recrutés au cours de concours qui ferment la porte aux candidats qui ne disposent pas d’un solide bagage en termes de musique. Chef du commandeme­nt des musiques de l’armée de terre (ComMAT) basé à Versailles, le colonel Thierry Pérès résume : «Les épreuves varient en fonction du grade. En ce qui concerne les officiers,

ils doivent passer des épreuves d’écriture musicale, de culture générale et d’anglais. Il faut être conscient que nos 300 musiciens ont plusieurs années de conservato­ire derrière eux.»

Fanfares et harmonie

Comme dans les autres armées françaises, la musique de la marine s’organise autour d’un orchestre d’harmonie, à savoir un ensemble qui regroupe des bois, des cuivres, des saxophones et des percussion­s au contraire des orchestres symphoniqu­es qui intègrent en plus des instrument­s à cordes mais aussi des fanfares qui, elles, ne fonctionne­nt qu’avec des cuivres et des percussion­s. Le seul instrument à cordes intégré dans les musiques militaires est la contrebass­e. Ancienne chef d’orchestre dans le civil, le lieutenant de vaisseau Marie (1) est cheffe de la musique adjointe de la marine qui dispose de deux musiques, une à Toulon et une à côté de Lorient, le bagad de Lann-Bihoué. «J’ai rejoint l’armée à 43 ans parce que c’est la seule entité qui comporte des orchestres d’harmonie profession­nels, un type d’ensemble que j’apprécie particuliè­rement. Il y a néanmoins beaucoup de compositeu­rs pour ce genre d’orchestre dans le civil et il nous arrive de jouer leurs oeuvres.» Lui aussi basé à Toulon, le premier-maître et percussion­niste Jérémie ajoute : «Notre chef d’orchestre, le chef de musique principal Alexandre Kosmicki, a la particular­ité d’être compositeu­r. Nous jouons donc des morceaux inédits et publions des albums en autoproduc­tion. Le prochain sortira en mai et évoquera la bataille navale de Chesapeake en 1781.» Comme ceux des autres armées, l’orchestre de la marine peut se scinder en plusieurs ensembles comme un quintet de cuivres, un quatuor de saxos, un ensemble de percussion­s voire un big band de jazz. Les musiques de l’armée se produisent plus d’une centaine de fois par an, dans des configurat­ions à géométrie variable allant de la cérémonie militaire à la prestation dans des salles comme l’Olympia où la Légion a donné deux concerts à guichets fermés l’année dernière.

En plus des incontourn­ables hymnes et marches militaires, le répertoire se révèle éclectique : «Ça m’a fait rire que les gens aient été étonnés que l’armée reprenne du Daft Punk au cours du défilé du 14 juillet, il y a sept ans, confie Bruno Lejeune, le chef de la musique des transmissi­ons. La musique militaire ne représente que 15% de mon répertoire. Nous jouons du classique comme Mozart et notre orchestre de variétés reprend des standards de jazz mais aussi du Deep Purple, du Linkin Park ou du Beyoncé.» On remarque la même polyvalenc­e du côté de l’armée de l’air, comme en témoigne son chef, le colonel Claude Kesmaecker qui opère à Villacoubl­ay : «Nous jouons souvent des musiques de films comme Top Gun ou la Bataille d’Angleterre, mais aussi des films qui évoquent l’espace comme Star Wars depuis que nous avons été rebaptisés armée de l’air et de l’espace [en 2020]. Au cours des cérémonies, nous jouons aussi des musiques des époques concernées comme du Glenn Miller pour la Seconde Guerre mondiale.»

Game of Thrones et Ennio Morricone

Même éclectisme chez la musique de la Légion étrangère installée à Aubagne. Son responsabl­e des relations publiques, le capitaine LoïcAlexan­dre Serène, le confirme : «Nous interpréto­ns du Hans Zimmer, du Game of Thrones, des morceaux d’Ennio Morricone, etc. Comme chez les sapeurs-pompiers, nous avons la particular­ité d’avoir des musiciens qui continuent à intervenir dans l’opérationn­el. Nous sanctuaris­ons pour cela deux mois. Nous ne faisons pas passer de concours spécifique pour recruter nos musiciens. Au contraire, nous identifion­s le bagage musical de nos recrues et leur proposons le cas échéant d’intégrer notre musique qui est composée de 60 musiciens de 25 nationalit­és différente­s.» Une fois encore, au contraire des autres armées, tous les musiciens de l’orchestre de la Légion sont appelés à chanter en plus de pratiquer un instrument. «Nos musiciens sont vraiment polyvalent­s !» s’exclame LoïcAlexan­dre Serène. Cette organisati­on a fait ses preuves puisque l’album Héros, publié en 2013 par la Légion chez Deutsche Grammophon, a été couronné par un disque d’or. Surprenant­s d’enthousias­me, tous les musiciens rencontrés insistent sur les missions accomplies par leurs ensembles. Pour le colonel Kesmaecker de l’armée de l’air, les musiques militaires ont «un triple rôle de service public: elles participen­t au protocole et servent de formidable outil de communicat­ion à destinatio­n des population­s civiles car nous nous déplaçons souvent dans des lieux où l’armée n’est pas présente. Nous effectuons beaucoup de prestation­s à destinatio­n de la jeunesse tout en assurant un rôle caritatif qui dépasse l’armée [les recettes de certains concerts alimentent des oeuvres de charité, ndlr]». Le lieutenant Lejeune de l’armée de terre ajoute : «Autrefois, les orchestres militaires étaient les seules formations qui jouaient des musiques d’opéras devant des publics qui n’avaient pas les moyens d’assister à ce type de concerts. D’une certaine manière, nous avons toujours ce rôle culturel et il est fréquent qu’on nous dise : “On ne savait pas que l’armée pouvait faire ça!” Nous servons de lien entre l’armée et la nation et proposons un pont entre la tradition et la modernité, en particulie­r pour nous qui sommes en charge du cyber. Pour résumer, nous sommes vraiment ouverts au monde et à ses musiques et nous montrons que, sous nos uniformes, il y a des femmes et des hommes.» Rendez-vous sur les Champs-Elysées le 14 juillet alors.

(1) La marine a demandé que les noms de famille de ses intervenan­ts ne soient pas publiés.

Tattoo de la Liberté, à SaintJames (50), du 7 au 9 juin.

«Nous servons de lien entre l’armée et la nation et proposons un pont entre la tradition et la modernité.» Lieutenant Lejeune

armée de terre

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Le caporal Owen, clairon, et le caporal Shiqui, grosse caisse. Portraits issus
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Photo Louis-Laurent Dupont de la série «Figures de la musique», réalisée en 2023.

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