Livres/ Brian Evenson «C’était comme la visite du diable»
L’écrivain américain publie «Complainte pour la dissolution du monde», l’occasion d’un entretien sur la trajectoire singulière d’un homme élevé dans une famille mormone puis excommunié.
Un sourire sur la cruauté. On pourrait résumer hâtivement ainsi Brian Evenson, qui enveloppe son interlocuteur de douceur et d’intelligence tranquille, tout en signant des textes dérangeants et prégnants qui malmènent les corps et les esprits. Son parcours comme sa fiction détonne. Né dans l’Iowa en 1966 dans une famille mormone, il devient prêtre mais finit par être excommunié pour ses fictions. Aujourd’hui, l’écrivain américain a derrière lui un peu plus d’une vingtaine de romans et recueils, et enseigne l’écriture créative et la littérature à CalArts à Los Angeles. Traducteur en français de Volodine, un vrai canal affinitaire, il a longtemps été publié en France au Cherche midi, dans la collection «Lot 49» (avec notamment le culte la Confrérie des mutilés en 2008). En mai 2023, présent aux Imaginales à Epinal juste après la parution de l’Antre (Quidam) et Immobilité (Rivages «Imaginaire»), Brian Evenson avait retracé son parcours, complété aujourd’hui par un échange de mails alors que paraît ces jours-ci Complainte pour la dissolution du monde et que Rivages annonce la sortie de Phantom Limb en 2025, la suite de la Confrérie des mutilés.
Quel est votre souvenir le plus étrange ?
J’avais 17 ans. J’étais allongé dans mon lit éveillé, mais je ne pouvais pas bouger. J’ai senti à un moment que la porte de ma chambre s’ouvrait sur quelque chose. Mais cette forme était très obscure et je n’arrivais pas à comprendre ce que c’était. J’avais l’impression d’être enfermé dans un corps inerte. Cette sensation m’a marqué.
En quoi cela vous a-t-il marqué ?
Les mormons croient aux anges et au démon. J’avais ressenti cet événement à l’époque comme la visite du diable. C’était très troublant. Le sentiment d’être enfermé dans son corps sans en avoir le contrôle est quelque chose que j’explore depuis, encore et encore dans mon écriture.
Les livres comptaient ils quand vous étiez enfant ?
Mes parents adoraient les romans policiers. Ma mère dévorait les Agatha Christie de façon obsessionnelle. Quand j’avais 12 ans, le soir, elle me lisait du Edgar Allan Poe. Cela a pu m’influencer. Mon père était physicien et professeur d’université. Il m’a fait découvrir Franz Kafka quand j’avais 14 ans. Un jour, il est arrivé avec The Basic Kafka, une sélection d’histoires de l’écrivain tchèque, il m’a parlé de Description d’un combat qui lui avait particulièrement plu. Je me souviens que j’avais préféré la suivante, Préparatifs de noce à la campagne. C’était tellement différent de ce que j’avais lu avant que je me suis mis à m’intéresser à Kafka, en particulier à la Colonie pénitentiaire et à la Métamorphose.
Lisiez-vous aussi de la SF ?
J’empruntais des pulps à la bibliothèque où nos parents nous emmenaient et nous laissaient choisir selon nos goûts. J’ai commencé à en lire avec Gene Wolfe et Michael Moorcock. J’ai arrêté quand je suis entré à l’université pour des livres «sérieux» avant d’y revenir à la trentaine. Je viens de signer une introduction à la réédition de la Cinquième Tête de Cerbère de Gene Wolfe, et c’est l’un des premiers auteurs de SF que j’ai lus…
Adolescent, aviez-vous déjà envie d’écrire ?
Au départ, je pensais devenir un scientifique comme mes parents et mes quatre frère et soeurs. Je voulais devenir biologiste. Au lycée, j’ai participé à un concours d’écriture avec une histoire très étrange qui a eu un prix. Et à l’université, dès la première année, j’ai suivi les cours du poète gallois Leslie Norris, un des seuls professeurs non mormons. Il m’a ouvert le champ avec des écrivains comme J.G. Ballard.
Quand avez-vous été publié ?
Quand j’avais 18 ou 19 ans. Dès le début j’ai écrit deux types de textes, littéraires et de genre. J’ai commencé à publier dans des petits magazines liés au genre comme Magic
Realism. Puis j’ai envoyé un court roman à la maison new-yorkaise Knopf. L’éditeur Gordon Lish, découvreur de Raymond Carver, m’a appelé et aiguillé vers son magazine, The Quarterly. Je lui ai envoyé des nouvelles jusqu’à ce qu’il me dise : «Faisons un livre ensemble.»
Avoir grandi chez les mormons a-t-il influencé vos écrits ?
Il y a des attitudes très spécifiques dans le mormonisme qui font partie de mon écriture et auxquelles elle répond. Il y a certains rythmes et cadences que je tire de la façon dont on parle en chaire dans une église mormone. Le mormonisme met l’accent sur l’importance du choix. Beaucoup de mes personnages ont du mal à en faire et ont l’impression d’être piégés dans des situations dans lesquelles ils tombent presque par inaction. J’ai aussi un intérêt fort pour l’autorité et le pouvoir, qui vient de cette religion patriarcale, axée sur l’obéissance aux leaders. Une grande partie de mon oeuvre porte sur la relation entre l’individu et la communauté et sur la manière dont elle peut parfois le manipuler. Si ces références sont souvent implicites, des romans comme Inversion ou Père des mensonges en traite plus directement.
Pourquoi avez-vous été excommunié ?
J’enseignais à l’université mormone Brigham Young, quand est paru en 1994 mon premier livre, la Langue d’Altmann. Un étudiant a écrit à l’Eglise mormone pour dire : «C’est un livre terrible […]. Comment cette personne peut-elle enseigner à BYU ?» On m’a finalement demandé de promettre de ne rien écrire d’autre pour rester à l’université. Mon sentiment d’identité était tellement attaché à l’écriture que j’avais l’impression d’être davantage écrivain que mormon. Les pressions ont continué et nous en sommes arrivés au point où il valait mieux être excommunié. C’était dur parce que ma famille est mormone depuis six générations, ma femme était mormone, notre mariage s’est effondré. Mes parents étaient suffisamment libéraux pour que leur relation avec l’Eglise mormone soit positive et sceptique. Cela a permis à la génération suivante d’être un peu plus sceptique et moins positive.
Est-ce que la façon dont vous envisagez le corps est de tester ses limites ?
Cette question revient sans cesse dans mes textes, spécifiquement dans la Confrérie des mutilés, sur une secte qui se livre à des mutilations. Qu’est-ce que cela signifie au juste être humain ? A quel moment est-ce que je cesse d’en être un? J’écris beaucoup sur ce que l’on fait lorsque le corps change : des jambes qui ne fonctionnent plus comme dans Immobilité ou la perte d’une main, d’un bras. Certains en concluent que mon oeuvre tient de l’horreur par cette forte présence du corps abordé parfois viscéralement.
Votre univers et votre style sont minimalistes.
Des histoires épurées laissent de la place au lecteur pour y entrer et s’interroger sur ce qui se passe. La construction du décor –peu de descriptions, peu de détails – suffit à la cohérence. Mais je ne suis pas minimaliste comme Raymond Carver. Et souvent le minimalisme aux EtatsUnis décrit une fiction réaliste facilement compréhensible. Ce n’est pas mon cas. Il y a plus de désorientation dans mes fictions. Il y a peu de pathos, et il y a toujours cette tentative de faire le plus possible avec le moins possible. Je dirais que c’est un minimalisme qui est une expérience. C’est complexe, mais aussi assez simple pour y entrer, suffisamment visuel pour plaire et donner au lecteur l’impression de faire partie de ce monde.
On a parlé d’esthétique de la cruauté à votre propos. Etesvous d’accord ?
Peut-être dans certains de mes livres. Mais ce n’est pas totalement exact. Il y a une sorte d’absence dans mes textes, dans le sens où on a parfois l’impression que les personnages devraient réagir différemment. Quelque chose se passe et le personnage ne fait rien. Le lecteur se retrouve dans une position où il se demande : pourquoi ne réagit-il pas? Pourquoi n’a-t-elle pas répondu ? Comment je réagirais ?
Vous mettez du temps à écrire ?
J’écris en rafales : d’abord un brouillon, et puis je révise, je révise. Dans une écriture épurée, un ou deux mauvais mots peuvent vraiment
nd changer les choses. Il s’agit d’une question d’équilibre. Je peux donc réviser dix à quinze fois une histoire. C’est très difficile de donner l’impression que c’est simple. Je suis souvent inspiré par la lecture d’un autre livre ou d’une autre histoire, en réalisant que le chemin emprunté par l’auteur est différent de celui que j’aurais emprunté. Souvent, la direction que l’histoire aurait pu prendre finit par être l’inspiration d’une histoire très différente, la mienne.
Votre fiction est teintée de philosophie.
A l’université, je me suis spécialisé sur la pensée française au XXe siècle, Deleuze, Kojève, Derrida, toute la gamme du poststructuralisme. Certaines de mes réflexions sur l’individualité sont probablement un écho. J’essaye de faire en sorte que les gens me lisent de multiples manières.
Aimez-vous la forme de la nouvelle ?
J’ai l’impression que dans une nouvelle, en particulier fantastique, vous êtes capable de créer un monde entier par implication et suggestion, de l’explorer brièvement et légèrement, puis de le quitter pour passer à un autre monde ou à une autre situation. Les nouvelles peuvent laisser un espace ouvert et inexpliqué beaucoup plus qu’un roman, les lecteurs participent à leur création et à leur conclusion d’une manière plus intense que dans les romans, où tant de choses sont décrites. Chaque forme a sa force, mais il y a quelque chose de merveilleusement concis et vivant dans la nouvelle.