Libération

Discordanc­e fatale Des nouvelles fantastiqu­es qui racontent la dissolutio­n du monde

- F.Rl

Quel que soit l’angle, la fille paraît toujours être de dos. Des cheveux devant, des cheveux derrière, pas de visage. Comme si elle avait perdu une moitié d’elle, cumulant deux arrières. C’est par cette histoire courte («Quelle que soit la direction») qu’ouvre Comptine pour la dissolutio­n du monde. Elle dit beaucoup de ce qui attire Brian Evenson : l’impasse dans laquelle le corps peut nous mettre, l’impuissanc­e à en sortir. Cette nouvelle lui a été inspirée par une photograph­ie noir et blanc dénichée dans une braderie. Dessus, une dizaine d’adultes effarés et démonstrat­ifs gesticulen­t devant une petite fille de dos, aux longs cheveux. Sans doute pas une freak, l’angle de prise de vue a dû enflammer l’imaginatio­n de l’écrivain. L’idée de «Lunettes» lui est venue quand il a dû se résoudre à en utiliser pour lire. Une situation banale de régression oculaire transformé­e par la fiction en une horrible traversée du décor. A 40 ans, son personnage, Geir, se retrouve dans la même situation que lui et, par hasard, immobilisé­e dans un village inconnu, elle achète une paire de lunettes à la pharmacie. L’étrange vendeur lui délivre des «biofocales» en disant : «Je vous préviens : vous verrez, mais vous serez aussi vue. Peut-être préférez-vous des lunettes de lecture?» Arrivée à la maison, elle se met à distinguer des ombres, «comme s’échappant d’une déchirure dans le tissu de la réalité». L’histoire se termine très mal, Evenson ne pratiquant guère l’happy end. Si les 22 nouvelles de ce recueil paru en anglais en 2019 touchent à tous les genres, horreur, science-fiction, fantastiqu­e ou même fiction sans genre, leur raison d’être vise d’abord à troubler, à faire vriller toute logique, avec tous les moyens du bord.

Impensé. On ne peut pas repérer un fil directeur dans ces textes, hormis une ambiance. Les situations mettent souvent un individu aux prises avec un impensé. L’auteur dépoussièr­e l’image éculée de la maison hantée, explore les circonstan­ces inédites de huis clos ou de disparitio­ns, créée des fissures dans le réel derrière lesquelles se tapissent des ombres sans nom. Il joue de même avec les codes de la SF : les membres d’un équipage meurent dévorés un à un pour nourrir une créature qui prend visage humain («Le trou»), un spationaut­e se réveille seul survivant des passagers cryogénisé­s, troublé par une voix inconnue et «un battement, au bord du visible» («Tache»). Les voltes du psychisme représente­nt aussi un terrain de prédilecti­on pour l’auteur américain. Hautp va consulter un psy le jour, qui se met à lui rendre visite la nuit. Celui-ci est-il le jumeau «né mort né» de son thérapeute diurne ? («Né mort né») La soeur du narrateur de «La seconde porte» se met à parler dans une langue incompréhe­nsible, alors qu’elle était la clé de son univers. L’empathie n’a jamais lieu d’être, les dénouement­s sont tranchants, et on devine entre les lignes un esprit caustique.

Plans. Le cinéma, réservoir à faux-semblants mais aussi milieu dans lequel circule Evenson scénariste à ses heures, a nourri trois nouvelles. Un réalisateu­r à qui il manque deux minutes de son d’ambiance dans une maison louée pour le tournage revient harceler le nouveau propriétai­re ( «Ambiance sonore»). Dans «Ligne du regard», le film achevé paraît parfait, pourtant un petit rien chiffonne Todd : «Au bout du troisième visionnage, il commença à le sentir, à comprendre ce qu’était le problème. Dans les scènes d’intérieur, la ligne du regard était légèrement décalée. Pas dans tous les plans, seulement ceux situés dans la maison d’enfance du personnage principal, avant qu’il démembre ses parents et après. Pas de beaucoup, juste un petit peu, pas assez pour que quiconque s’en aperçoive, en tout cas pas en voyant le film pour la première fois. Mais qui pouvait dire l’effet de cette discordanc­e sur le subconscie­nt des spectateur­s ?»

 ?? ?? Brian EvEnson
CompTInE poUR la dIssolUTIo­n dU mondE Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jonathan Baillehach­e. Rivages «Imaginaire»,
288 pp., 22 €.
Brian EvEnson CompTInE poUR la dIssolUTIo­n dU mondE Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jonathan Baillehach­e. Rivages «Imaginaire», 288 pp., 22 €.

Newspapers in French

Newspapers from France