Interdits d’amour Deux garçons en RDA, «Désarrois» de Christoph Hein
Jacqueline est une couverture et Friedeward pareillement. Les deux étudiants est-allemands ont «une petite particularité» comme l’indiquera plus tard la Stasi au second, trouvant ainsi le moyen de le piéger : elle est lesbienne et lui gay. En ces années 50 à Leipzig, il est difficile de vivre sa sexualité comme on l’entend. Le paragraphe 175 du code pénal allemand édicté en 1871 (et aggravé pendant la période du IIIe Reich) est toujours en vigueur : les hommes homosexuels risquent jusqu’à cinq ans de prison. Mieux vaut donc se marier propose Friedeward à Jacqueline. Elle pourra continuer à vivre avec son grand amour, Herlinde, sans que celle-ci risque de perdre son poste à l’université. Et lui cessera de trembler quand il voit Wolfgang.
Désarrois de Christoph Hein développe un thème moins exploré que d’autres sur la société est-allemande. Sans lyrisme, comme on raconte après coup et de façon assez factuelle une histoire, il déploie la vie empêchée de Friedeward, ses espoirs, son envol, ses illusions perdues. C’est un roman qui baigne aussi dans le culte de la littérature germanique. Friedeward et Wolfgang se rapprochent, tout en lisant Tonio Kröger de Thomas Mann et les Désarrois de l’élève Torless de Musil, romans qui ne cachent pas les émois d’adolescents pour des camarades du même sexe. C’est tout ce qu’ils pourront dire au père de Friedeward, horrifié de voir son fils au lit avec un garçon : ils ont été inspirés par ces deux livres. Pour le personnage du père de Friedeward, Pius Ringeling, Christoph Hein n’a pas hésité à forcer le trait. Sa dureté, sa violence font horreur. Même si lui-même affirme que c’est grâce à son inflexibilité qu’il a pu repousser les compromissions avec les nazis. Désarrois est aussi un plaidoyer contre les sévices infligés aux enfants. Pius Ringeling, catholique fanatique, mène sa famille à la baguette. Après la fuite des aînés, ne reste plus que Friedeward, frappé à coups de martinet jusqu’à 17 ans.
Les études loin de la petite ville de Heiligenstadt ouvrent des années de relative liberté aux deux garçons. Ce sont les moments les plus joyeux du roman: les fêtes, les cours, les vacances au bord de la Baltique. En leur compagnie, on se balade dans le Berlin de l’aprèsguerre, avec ses destructions encore visibles et ses secteurs aux frontières franchissables. Christoph Hein est l’un des écrivains les plus importants de l’ex-RDA, il a été persécuté par le régime communiste. Derrière la love story de Friedeward devenu un professeur d’université réputé et de Wolfgang passé à l’Ouest pour poursuivre sa carrière musicale, se déroulent les événements historiques : les chars russes à Budapest en 1956, la construction du Mur en 1961, puis bien plus tard la fin de la RDA. Mais l’on retiendra surtout cet amour d’une vie (pour Friedeward) né dans l’adolescence: «Ils avaient de la peine à cacher qu’ils s’aimaient. En classe comme à la maison, ils étaient très prudents. Aux yeux de tous ils passaient pour être de bons amis, et les choses devaient rester ainsi. Il le fallait.»
CHriStopH Hein Désarrois Traduit de l’allemand par Nicole Bary. Métailié, 232 pp., 20 € (ebook : 9,99 €).