Libération

«Hum» au foyer Rencontre avec le Canadien Jordan Tannahill autour du roman «Infrason»

- Par ThomaS STélandre

Ça commence l’air de rien, par un son «à peine perceptibl­e». «Tu entends ça ?» demande Claire à son compagnon. Le compagnon n’entend rien. Claire insiste : «Comme un… bourdonnem­ent.» Peut-être le bruit a-t-il toujours été là, peutêtre ne l’avait-elle jamais remarqué. «C’est presque comme une vibration.» Claire sort du lit pour en trouver la source. La hotte est-elle restée allumée ? La ventilatio­n dans la salle de bain ? Deux heures à déambuler dans la maison, sans succès. Le son est toujours là, «un ronronneme­nt grave, avec très peu de variations ou de modulation­s». Les jours passent, rien n’y fait et la gêne vire à l’obsession. «Vous n’en avez peut-être pas conscience, mais le monde est rempli de bourdonnem­ents et de sons dont l’origine ne peut être identifiée et qui affligent chaque jour des milliers de personnes, les poussant à la folie et au désespoir. Moi, je ne le savais pas», dit Claire, qui raconte ici son histoire.

En anglais, Infrason s’intitule The Listeners (littéralem­ent, les auditeurs), titre qui, du moins pour le lecteur que nous sommes, trouve un écho bienvenu avec la série

The Leftovers car on peut relever certaines concordanc­es entre le roman et la série

HBO (décor de banlieue, dimension fantastiqu­e, méditation sur l’endoctrine­ment et la foi). Lorsqu’on lui pose la question, Jordan Tannahill répond que la référence n’était pas recherchée dans la mesure où il «ne regarde pas la télévision». Il entend toutefois que la sonorité brasse des images de littératur­e de genre et cela lui plaît de flirter avec : «Est-ce de la science-fiction ? Est-ce un thriller ?» demande sans finalement trancher l’auteur de 35 ans, de passage à Paris. C’est en tout cas, le volume reposé et infusé, quelque chose de plus vaste et de plus curieux qu’il n’y paraît. En témoigne la plasticité de l’objet : au départ, ce devait être une pièce de théâtre (Tannahill, surtout connu comme dramaturge au Canada, y a travaillé au National Theatre entre 2016 et 2017, alors qu’il vivait à Londres) et, le projet abandonné, c’est devenu un roman publié en Grande-Bretagne en 2021, puis un opéra (une adaptation à l’Opera House d’Oslo en 2022) et bientôt une série sur la BBC avec Rebecca Hall dans le rôle principal.

«Mystique». Aux origines de l’inspiratio­n, Jordan Tannahill évoque un article lu il y a des années au sujet du «Hum», «un phénomène dont on parlait à l’époque, une sorte de bourdonnem­ent à basse fréquence». Ce «Hum», sans équivalent en français, a été rapporté, indique Wikipédia, dans «plusieurs endroits dans le monde, notamment en Amérique du Nord, en Europe, en Océanie et en Afrique» et on lui adjoint généraleme­nt le nom de la ville où il a été «observé» (on parle du «Bristol Hum», du «Taos Hum» ou – celui qui a retenu l’attention de Tannahill – du «Windsor Hum»). D’où qu’il vienne, ce son a la particular­ité d’être entendu seulement par une poignée de personnes –et, dans l’article en question, il se trouve que ces personnes étaient toutes des femmes. Il y avait là «un aspect quasi mystique» inspirant pour Tannahill : «J’ai toujours été intéressé par les raisons pour lesquelles les gens croient en quoi ils croient, comment la croyance se forme et se crée, comment elle façonne une vie.» Son père était chrétien, sa mère bouddhiste. Lorsqu’il

était enfant, cette dernière organisait des réunions de pratiquant­s, chez eux, à Ottawa. Il se souvient des chants qui s’élevaient. Luimême est athée, tout en recherchan­t la transcenda­nce à sa manière –mais en la trouvant ailleurs que dans les dogmes.

Claire est à l’image de son prénom et ses différente­s acceptions : d’une nature pragmatiqu­e, cette professeur­e d’anglais, poussée par ce qui est davantage qu’un acouphène, va laisser entrer en elle une certaine lumière. Dans le voisinage, d’autres entendent le bourdonnem­ent, à commencer par l’un de ses étudiants, Kyle (le duo discute de la Montagne magique et mesure les fréquences sonores inhabituel­les aux alentours: nous sommes avec eux comme dans un parfait film indé). Ensemble, ils vont aller plus loin et intégrer un groupe de parole local ayant le «Bourdonnem­ent» («car il portait désormais une majuscule dans ma tête») en commun. Le roman porte en lui sa genèse et devient de plus en plus dialogué à mesure qu’il avance et que Claire perd sa voix au profit des autres membres de l’assemblée. «Je dirais que j’étais à environ quatre-vingt-cinq pour cent sûre que ce que nous faisions à Sequoia Crescent ne constituai­t pas une secte», confie Claire au lecteur, lequel assiste à la fois à un naufrage personnel (sa cellule familiale explose) et à une ouverture (quand le «Bourdonnem­ent» appelle une expérience collective de «synchronis­ation» qui confine à l’extase: «Des bruits ont jailli de nous, effrénés et orgasmique­s, méconnaiss­ables et inhumains»…).

Qu’est-ce qui bourdonne en nous, d’abord infime, insignifia­nt, dans un coin secret de notre tête, et puis résonne de plus en plus fort jusqu’à en devenir assourdiss­ant ? A l’époque où Jordan Tannahill s’est lancé dans Infrason, il vivait une «très belle histoire d’amour» avec la personne à laquelle le livre est dédié, James. «Je me disais : “Cela pourrait être ma vie pour toujours” et, dans le même temps, je découvrais tout juste ma relation avec le fétichisme et d’autres souscultur­es sexuelles, la culture rave, cette immense source de plaisir et de curiosité…» l’instar de Claire, il sait «de première main ce que c’est que de tout envoyer valser», cette force qui «pousse à une sorte d’oubli et de destruc

tion, mais aussi à un réengageme­nt total avec ses désirs».

Tondeuse à gazon. Après la rupture, Tannahill a emprunté d’autres voies. Lors de la pandémie, quand tous ses projets de théâtre ont été annulés, l’écrivain a monnayé ses faveurs pour mettre du beurre dans les épinards, «surtout pour des jeux de rôle, du SM, etc.», activité qu’il envisageai­t comme «une performanc­e» stimulante, un «exutoire», et qu’il ne pratique «plus tellement» aujourd’hui. «Je pense que c’est vraiment, pour moi, le moment où le livre s’est enraciné en moi, l’endroit d’où il vient.»

A la question de savoir quel est son bruit préféré, Jordan Tannahill renseigne la pluie sur un lac gelé, mais il partage aussi avec le personnage de Claire un penchant pour le ronronneme­nt lointain de la tondeuse à gazon, «signe qu’il y a des gens autour de vous qui vaquent à leurs occupation­s, quand la journée d’été est encore assez longue pour qu’ils puissent finir de tondre leur pelouse». Ce deuxième roman est un monologue tout entier tenu et peut se lire à plus d’un égard en façon d’autoportra­it. Infrason

s’inscrit en cela plus directemen­t qu’attendu dans la lignée du premier, le génération­nel et mémorable Liminal (la Peuplade, 2019). Celui qu’on surnomme «l’enfant terrible du théâtre canadien» travaille actuelleme­nt sur le troisième. «Il traitera de la vie d’un travailleu­r du sexe lors de la chute du communisme en Hongrie» s’annonce «très sexy».

Jordan Tannahill InFRaSon

Traduit de l’anglais (Canada) par Fabrice Pointeau. Seuil, 368 pp., 22,50 € (ebook : 15,99 €).

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comme un autoportra­it.
Photo Caio SanfeliCe Le deuxième roman de Jordan Tannahill est un monologue qui peut se lire comme un autoportra­it.

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