Libération

Mère déchaînée Edouard Louis aide Monique à se libérer de l’emprise d’un homme

- Par ClAire DevArrieux

Nous l’avions quittée devant chez elle en train de fumer une cigarette avec Catherine Deneuve. Elle était «la reine de Paris», ainsi que l’appelait son fils, depuis qu’elle avait entamé une nouvelle vie à la capitale, avec un nouveau compagnon, ayant mis à la porte son mari alcoolique. Après Combats et métamorpho­ses d’une femme, en 2021, la mère d’Edouard Louis revient dans Monique s’évade. Elle s’est «encore transformé­e», selon sa propre expression à la fin du livre, et «il faudra que tu l’écrives un jour», ce que l’écrivain entend comme une commande.

Une commande, et même une urgence, une évidence. La littératur­e impose sa loi. Parti pour écrire sur sa relation avec l’aîné de ses frères, «mort de l’alcool à trente-huit ans», Edouard Louis met ce projet de côté et s’attelle au récit de l’émancipati­on définitive de sa mère. La vitalité de ce livre est contenue dans le titre. Monique s’évade, c’est de l’action. Edouard Louis est en résidence d’écriture en Grèce quand sa mère l’appelle un soir, en larmes. C’est toujours pareil, elle est une fois de plus tombée sur un homme qui boit, l’insulte, lui mène une vie impossible.

A situation dramatique, solution radicale : «D’accord, je sais ce qu’on va faire. Tu vas prendre quelques vêtements dans un sac et tu vas partir immédiatem­ent. Tu vas aller chez moi.» Monique Bellegueul­e (en fait, elle a échangé ce patronyme contre un autre, mais on ignore lequel) veut attendre que l’homme qui continue d’aboyer ses insultes s’endorme pour récupérer ses papiers. Elle partira demain. Un ami, Didier, l’accueiller­a à l’appartemen­t d’Edouard avec les clés et de l’argent. En attendant: «Tu veux que je reste avec toi au téléphone ? Je peux rester avec toi en ligne toute la nuit si tu veux.» Dans un roman du siècle dernier, une mère qui se serait vu proposer ça par son fils lui aurait dit qu’il est complèteme­nt fou. La mère d’Edouard Louis refuse, mais pas parce que ce serait déraisonna­ble : «S’il me voit parler avec toi il va s’énerver encore plus.» L’écrivain se couche, en laissant «active la sonnerie du téléphone». Il pense à sa mère poursuivie par «l’odeur de la violence millénaire». Le récit avance avec naturel sur ces deux registres, l’un technique, quotidien, l’autre solennel.

Le moment venu, il commande un taxi, de même qu’il commandera chaque soir un repas en ligne. Quoi de plus romanesque? «Une femme qui s’enfuit. Depuis Athènes, je surveillai­s sur mon écran la progressio­n de la voiture dans les rues de Paris.» Bientôt, il va lui trouver une maison dans le village où vit sa fille. Il fut un temps où Edouard Louis et sa soeur étaient proches. Ils se sont brouillés à cause d’En finir avec Eddy Bellegueul­e (2014). Ils se réconcilie­nt.

Chez Jules Verne, les naufragés bénéficiai­ent du contenu d’une caisse échouée sur le rivage. Aujourd’hui, avec Internet, les listes sont satisfaite­s sitôt dressées. Chaises, réfrigérat­eur, cuisinière : Edouard Louis envoie des captures d’écran à sa mère afin qu’elle choisisse. Gaz ou électricit­é ? Congélateu­r ? Devant cette femme qui, à 55 ans, va vivre seule pour la première fois de sa vie, se déploie un chemin dénué d’embûches. Monique s’évade a un sous-titre : «Le prix de la liberté». Virginia Woolf, rappelle Edouard Louis, n’a pas seulement préconisé Une chambre à soi. A la femme qui écrit, il faut «500 livres de rente pour lui permettre de vivre sans l’angoisse de l’argent». L’angoisse et l’argent: l’écrivain revisite son enfance sous cet angle. Sans son soutien financier sa mère n’aurait pas pu s’enfuir, et elle n’aurait pas récupéré ses meubles. Camion de déménageme­nt, nombre de cartons adéquat: tout a été prévu. Quant à l’homme qu’elle quitte, il ne s’oppose à rien, il est «minable et insignifia­nt». De sa violence l’auteur le dédouane ; il l’a reproduite à son corps défendant, il représente une forme d’innocence, «l’innocence comme condition généralisé­e». Monique B. a pu se montrer violente avec ses enfants parce qu’elle était l’esclave de la condition conjugale, l’écrivain a pu se montrer violent avec sa mère –mais c’est en écrivant un livre violent qu’il a gagné l’argent de leur liberté, et de leur entente (leur amitié) nouvelle.

L’apothéose de Monique s’évade se situe sur une scène de théâtre à Hambourg. On joue un spectacle inspiré de Combats et métamorpho­ses d’une femme. Elle est dans la salle. «Mesdames et messieurs, merci de faire un triomphe à la mère de l’auteur, Monique.»

EDOUARD LOUIS

MONIQUE S’ÉVADE

Seuil, 170 pp., 18 € (ebook : 13,99 €).

 ?? Photo Dorian Prost ?? Edouard Louis, à Paris le 30 mars.
Photo Dorian Prost Edouard Louis, à Paris le 30 mars.

Newspapers in French

Newspapers from France