Le fluide du temps perdu Deuil d’un fils en poèmes par Denise Riley
«Il n’y a rien qui bouge où je suis.» La poétesse anglaise ne connaît peut-être pas ces mots qui parcourent les premiers accords du disque de Ric Ocasek, This Side of Paradise (1986), mais c’est bien l’impression qui nous saisit lorsqu’on ouvre ses Chants d’adieu. Après la disparition de son fils, décédé d’un arrêt cardiaque provoqué par une maladie non diagnostiquée, ce n’est pas tant que son monde s’écroule, mais plutôt qu’il se fige. Le «fluide du temps… où tu baignais, écrit-elle, s’est brusquement vidé.» Rien de magique ou même de psychologique dans ce livre, mais la restitution très fine d’un réel chamboulé, arrêté net, que l’auteure explore en trois mouvements, à commencer par le compte rendu des premières années qui ont suivi le drame. «Le temps vécu sans écoulement» où elle tente de comprendre et de faire comprendre qu’en effet, «plus rien ne bouge» dans une sorte d’éternité du présent où elle semble dorénavant errer «au milieu d’une étendue de terre… en forme de soucoupe, une morne et vaste plaine… comme une naufragée échouée en pleine lumière».
Ce n’est pas qu’elle /il n’est plus «là» ou qu’elle n’est plus «elle-même», mais un peu de tout ça à la fois. «Tu as été fauchée, et pourtant tu brûles de vie… tu sens que l’esprit de ton enfant, d’un bond, est entré en toi.» Le «post-scriptum» qui suit, analysant et réflexif, tourne autour de ce monde dans lequel l’auteure a été projetée et qui ressemble étrangement à celui que dévoilent les appareils sophistiqués de la physique quantique. Comme si la clairvoyance de la science épousait celle de la poésie, seule susceptible de ramener les êtres à la réalité brute de l’univers: une sorte de texture granulaire animée par des micros événements aléatoires dans laquelle le temps ne «coule» pas naturellement du passé vers le futur. Là où l’on vit «dans l’air, dans sa clarté, sèche et sans ombre» ; là où «tout est net, dur, clair.»
Un espace-temps fait de distorsions cognitives dont l’auteure trouve une figuration idoine dans un extrait du Poème 867 d’Emily Dickinson. «Je sentis une fissure dans mon esprit, je tentais de recoudre – bord à bord – à la pensée précédente, rabouter la pensée suivante», sauf que «l’enchaînement se dévida hors du son». C’est le black-out et dorénavant, une succession silencieuse d’actions plaquées sur les affects, les vibrations d’un présent qui ne passe plus et interdit toute «pensée consécutive». Soudain, il n’y a plus rien de cet écoulement du sens que justement la chair du poème engendre mot à mot ; le vers rimé, le vers rythmé qui, en raboutant, sculpte la flèche du temps : «tu t’arrêtes, tu reprends […], mais différemment… Rien n’a changé et pourtant tout a changé. Tu es revenue différente… tu reviens, et en sais davantage.» C’est précisément ce deuil du mouvement que l’auteure tente de faire entendre dans son «chant» qui clôt le recueil. Ultime poème qui concrétise cette traversée dans laquelle nous avons été entraînés et en quelque sorte instruits.
DENISE RILEY CHANTS D’ADIEU
Traduit de l’anglais par Guillaume Condello. Bayard «Littérature intérieure»,
105 pp., 14 € (ebook : 9,99 €).