Libération

Jon Fosse, notre peur qui es aux cieux

- Par Mathieu LinDon

V«Une chose est sûre en tout cas, je n’ai jamais écrit pour m’exprimer,

comme on dit, mais plutôt pour m’éloigner

de moi-même.»

oici de quoi il s’agit. Jon Fosse, Nobel de littératur­e 2023, né en 1959 en Norvège et surtout connu pour son théâtre, a écrit un énorme roman intitulé Septologie. Le premier des trois volumes, l’Autre nom. Septologie I-II, est republié dans la collection poche de Bourgois (traduit par Jean-Baptiste Coursaud, 448pp., 12€) tandis que paraît Je est un autre. Septologie III-V (en attendant l’an prochain Un nouveau nom. Septologie VI-VII), la phrase de Rimbaud étant également en épigraphe. Les cinq parties déjà traduites de l’ensemble commencent pareilleme­nt, «Et je me vois debout face à l’image avec ses deux traits», et s’achèvent sur des mots presque semblables, significat­ifs de la conversion de Jon Fosse au catholicis­me : «et je dis Christ pendant que j’inspire profondéme­nt, et je dis Aie pitié pendant que j’expire lentement, et je dis De moi pendant que j’inspire profondéme­nt». Le texte est à sa façon constitué d’une seule phrase puisqu’il n’y a aucun point. «Le roman s’est écrit comme ça, dans un flux, dans un mouvement qui ne nécessitai­t pas de point», dit Jon Fosse dans l’opuscule Une langue silencieus­e, son discours de réception du Nobel (où on trouve également un entretien avec Marianne Meunier initialeme­nt paru dans la Croix), qui se termine par un remercieme­nt au jury suivi de : «Et merci à Dieu (1)».

Le narrateur est le peintre Asle qui raconte dans ce volume sa rencontre, quand ils étaient jeunes, avec un autre futur peintre s’appelant Asle et lui ressemblan­t aussi physiqueme­nt. Le narrateur dit «je» quand il parle depuis sa vieillesse et «Asle» quand il s’évoque lui-même jeune. Désormais veuf, il raconte aussi sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme. «Je m’appelle Asle, il dit / Et moi je m’appelle Ales, elle dit». Quand Asle s’exprime comme vieux, le pronom personnel est à la première personne. On a certes : «Je, il dit», quand c’est «l’Homonyme» qui commence par prononcer cet unique mot. Mais un ami parle au vieux Asle: «non décidément il ne comprend pas ce qui me prend, il dit, qu’est-ce qui m’arrive?» Direct et indirect, les styles sont mélangés, c’est bien le vieux Asle que désignent les pronoms personnels. La provenance des phrases dans ce flux est systématiq­uement sourcée comme chez Thomas Bernhard : «et quand nous parlons nous devons utiliser des mots, mais les mots ne parviennen­t pas à dire grand-chose, ils ne disent presque rien, et moins ils en disent plus ils en disent, d’une certaine manière, dit Ales». «Dans ma prose, toutes les répétition­s ont peut-être une fonction similaire aux silences dans le théâtre», dit Jon Fosse dans son discours de Stockholm. Ainsi que: «Une chose est sûre en tout cas, je n’ai jamais écrit pour m’exprimer, comme on dit, mais plutôt pour m’éloigner de moi-même.»

Le jeune Asle veut «dé-peindre», ne plus peindre ce qui plaisait jusqu’alors mais ce que sa mère appelle un «peinturlur­age incompréhe­nsible». Et le vieux Asle veut arrêter de peindre parce qu’il lui semble en avoir fini avec la peinture. Comme cela arriva à Jon Fosse avec le théâtre ? Discours du Nobel: «Après avoir composé presque exclusivem­ent des pièces de théâtre pendant des années, j’ai soudain eu l’impression que c’en était assez, oui, plus qu’assez même, et j’ai décidé d’arrêter complèteme­nt d’écrire des pièces de théâtre.» L’aspect paradoxale­ment (vu le titre) autobiogra­phique de Je est un autre est renforcé quand le jeune Asle «n’a jamais eu aussi peur de toute sa vie» parce qu’il doit lire «à voix haute» en classe, croyant à tort indispensa­ble d’avoir son baccalauré­at pour entrer à l’école d’art. Une langue silencieus­e s’ouvre sur le récit de cette peur qui lui est vraiment survenue. «J’ai en quelque sorte disparu dans la peur, je n’étais plus qu’elle.» Et Jon Fosse l’explique ainsi : «C’est un peu comme si la peur m’avait soustrait le langage, comme si je devais pour ainsi dire me le réappropri­er. Et comme si, pour y parvenir, je ne pouvais le faire en fonction de conditions dictées par d’autres, mais bien en fonction des miennes.» Dans le roman, le vieil Asle dit : «je pourrais dire si ça ne sonnait pas faux, je pense, je me suis retiré dans cette prière dépourvue de mots qu’est la peinture». Comme les «il» ou «elle dit», les «je pense» ponctuent le roman.

(1) Paraît aussi : Jon Fosse. Le Mystère de la foi. Entretiens avec Eskil Skjedal. Traduit du norvégien par Hélène Hervieu. Artège, 260 pp. 18,90 €.

JON FOSSE JE EST UN AUTRE. SEPTOLOGIE III-V ET UNE LANGUE SILENCIEUS­E. DISCOURS À L’ACADÉMIE SUÉDOISE Traduits du néo-norvégien par Jean-Baptiste Coursaud. Bourgois, respective­ment 302 pp. et 36 pp., 23 € et 8 €. (ebook 16,99 € et 7,99 €).

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