Cyclotourisme La Mad Jacques, l’aventure avec des petites roues
Surfant sur l’essor du tourisme vert, l’entreprise d’événementiel organise des randonnées festives à vélo à travers la France, attirant, grâce à son esprit bivouac, son organisation rodée et ses subventions, un public jeune et urbain que des tarifs élevé
Un type se déhanche torse nu sous une boule à facettes. Son corps est parsemé de coups de soleil façon glace vanille fraise. Pas très adepte de l’effeuillage, j’arbore pour ma part un bronzage agricole. Devant nous, deux DJs font cracher les enceintes sur le toit d’une Citroën 2 CV bardée de néons. Ce soir-là, nous sommes plusieurs centaines à célébrer la fin de la «Mad Jacques», une randonnée à vélo organisée mi-avril dans le Perche. Au programme : deux jours à pédaler pour découvrir la région et autant de soirées façon guinguette et esprit bivouac.
Jeux en bois, course de mini-vélo, fresque sur le climat, food-trucks et produits locaux, initiation au yoga, massage en plein air… Pendant une journée, le village d’Illiers-Combray (Eure-et-Loir) se transforme pour nous accueillir, mes compagnons de route et moi, venu de Rennes pour l’occasion. Dans un coin, je m’enfile une mousse en me remémorant les 120 km parcourus. La veille, ma tente Quechua était posée loin de là, sur le domaine du manoir de Courboyer, près de Nogent-leRotrou et ses 9 000 habitants. Cycliste du quotidien, peu habitué à ce genre de distance, je constate avec une certaine fierté que j’ai de l’énergie à revendre. Aucune courbature ni incident technique à déplorer. Et, mine de rien, ça change de mes errances dans les bars bondés de la capitale bretonne. Mais payer aussi cher pour faire du vélo, est-ce bien raisonnable ?
C’est que la simple inscription dépasse déjà les 100 euros. A cela s’ajoutent les billets de train pour se rendre au départ et repartir de la course, la majorité des repas, les diverses options proposées (transport de ses affai- res, location d’un vélo, nuit en tipi, etc.), les pintes de bière, les goodies vendus sur place et l’équipement sportif nécessaire.
Si l’offre est certes plus accessible que les voyages organisés avec nuit d’hôtel ou chambre d’hôtes, le coût total du séjour s’élève tout de même à plusieurs centaines d’euros par participant, des Franciliens d’une trentaine d’années pour la plupart, mais aussi quelques familles et de simples amateurs de petite reine qui ne rechignent pas à poser un jour de congé pour profiter de l’air de la campagne.
C’est le cas de Sébastie et Marianne, deux Parisiennes rencontrées la veille sur l’une des portions du trajet. «Ce qui nous plaît avant-tout, c’est le côté sportif. Il y a quand même pas mal de bornes à faire tous les jours mais ça reste bon esprit, ce n’est pas une course. Les gens sont accueillants, ouverts à la rencontre.» Voilà l’une des promesses de la Mad Jacques: s’évader sur un modèle différent des courses cyclistes et des balades en totale autonomie. Ici, pas question de surjouer l’esprit de compétition ni de se retrouver seul dans une galère sans nom, le ventre vide au milieu d’une nationale. Trajet prédéfini, rapatriement en cas d’accident, stands «ravito» pour reprendre des forces, boucle WhatsApp pour se tenir informé… La grande aventure, mais avec des petites roues.
GOÛT DU LUXE
Les participants comme moi – surnommés les «Jacquots» et les «Jacquotes» – sont conviés à arpenter ensemble «des portions de la Véloscénie, la véloroute iconique qui tire un trait entre Paris et le Mont Saint-Mich». Un week-end à célébrer le dépassement de soi, la bienveillance et le terroir en s’arrêtant dans une cidrerie ou en dégustant une assiette de boudin noir aux pommes. J’aurais très bien pu préparer un séjour similaire avec les copains en passant quelques coups de fil mais, se faire tenir la main, ça a le goût du luxe.
Encore faut-il avoir la condition physique nécessaire pour affronter les deux itinéraires proposés : le «classique», de 121 km, et 172 km pour les «gros mollets». Sans compter la nécessité de bien préparer son vélo en amont en évitant de s’encombrer pour gagner en légèreté. Le manque de préparation, Mabrouka, 24 ans, en a fait l’amère expérience le premier jour. «On a roulé pendant 1 kilomètre dans la boue, c’était difficile pour le moral, témoigne la jeune femme. Il y avait pas mal de montées-descentes que je n’arrivais pas à gérer.» Heureusement pour elle, le trajet du lendemain fut plus facile. En sautant dans le véhicule du loueur de vélo de la Mad Jacques, celle-ci a pu s’économiser et terminer l’aventure sans trop de difficultés. Rencontrée au départ de la course avec son compagnon, Eloïse n’a pas non plus voulu trop forcer sur la pédale. Cette chargée de mission à Normandie Tourisme, enceinte depuis quelques mois, est une habituée de ce type de sortie. «Depuis le Covid, on a vraiment vu qu’il y avait une augmentation du tourisme à vélo. A l’échelle de la région, on a même lancé une enquête de fréquentation pour mesurer le phénomène et obtenir des chiffres concrets à la fin de l’année.»
Selon une étude de l’association Vélo & Territoires, parue en 2022, 76 % des collectivités mettent aujourd’hui en place des actions en faveur du développement et de la promotion du tourisme à vélo. Face à l’objectif affiché par le gouvernement de hisser la France au rang de première destination
mondiale du cyclotourisme d’ici à 2030 – devant l’Allemagne –, les offres du genre se multiplient : les sportifs les plus aguerris se tourneront plutôt vers Poco Loco, une entreprise proposant «des aventures en bikepacking [voyager à vélo léger en n’utilisant que des petites sacoches, ndlr] responsables» sur de plus longues distances, et les amateurs de vieilles bécanes apprécieront l’esprit rétro de l’Anjou Vélo Vintage, un incontournable du Maineet-Loire.
«On a besoin de ces événements festifs pour attirer du monde, valoriser le savoir-faire local, notre patrimoine et notre rythme de vie», témoigne le maire de Perche-en-Nocé (2 000 habitants), Pascal Pecchioli, que je croise à l’issue de la première étape. L’élu n’est pas mécontent de profiter de l’image branchée que véhicule le rendez-vous. «Le tourisme vert, on milite pour depuis plus de vingt ans et on voit que ça prend de l’ampleur. On a plein d’idées au quotidien mais les financements ne suivent pas obligatoirement.»
COM EFFICACE
«Nous nous battons contre le week-end EasyJet.» Vincent Drye cofondateur de la Mad Jacques
Les compétences non plus. Ce storytelling branché et familier, cette capacité à ce que les jeunes urbains passent à la caisse, l’équipe de la Mad Jacques en a fait son fonds de commerce. «C’est une façon de revisiter le tourisme en quelque sorte», déroule Vincent Drye, 35 ans et ancien élève de Sciences-Po Paris. L’entrepreneur emploie aujourd’hui une dizaine de salariés. «Il n’y a pas besoin de partir à Pétaouchnok pour vivre l’aventure. Certes, c’est un peu vu et revu aujourd’hui, mais c’est ce qu’on raconte.»
Créée en 2018, l’entreprise d’événementiel Davaï organisait à l’origine des virées en stop réunissant plusieurs milliers de personnes. «Pékin Express en mieux et sans les caméras.» Six ans plus tard, la Mad Jacques se décline dans de multiples formats: balade en canoë en Dordogne, trek en montagne ou encore randonnée à vélo le long de la Loire. Tant qu’à s’évader le temps d’un
nd week-end, autant le faire sans exploser son empreinte carbone. «Pour la randonnée qui a lieu dans la région du Diois par exemple, on n’ira pas sur le plateau du Vercors, qui est surfréquenté, mais on restera dans l’arrière-pays, avance le cofondateur. Nous nous battons contre le week-end EasyJet et l’enterrement de vie de garçon à Budapest.»
Si la prise de conscience écologique et le développement du télétravail facilitent la démarche, ce type de voyage organisé a un coût non négligeable. Quelques semaines plus tôt, le journal le Perche dévoilait le montant des subventions accordées à l’événement : 54 000 euros pour cette seule édition, octroyés par les partenaires que sont la Véloscénie, les départements de l’Orne et d’Eure-et-Loir ou encore le Parc national du Perche. Sans compter le besoin de bénévoles le jour J. Un montant relativement élevé quand on pense à l’argent habituellement alloué aux associations qui portent ce type d’événement à bout de bras. Mais, selon Vincent Drye, cette somme est indispensable pour supporter les lourdeurs logistiques et la promotion en amont, dont le détail est présenté sur leur site : «L’idée est vraiment de coconstruire l’événement avec nos partenaires, de s’adresser à un public plus jeune qu’ils ne touchent pas forcément avec des affiches dans le métro ou des brochures. Les destinations viennent aussi nous chercher pour ça.»
En proposant une communication moderne et efficace, la formule Mad Jacques semble porter ses fruits et fidélise ses clients. Certains participants ont aujourd’hui plus d’une dizaine de séjours à leur actif. Selon les organisateurs, plus d’un tiers d’entre eux reviennent sur les lieux visités dans les douze mois qui suivent. Quitte à cultiver un certain entre-soi.
Car si la parité est respectée, au contraire de nombre d’événements cyclistes, la Mad Jacques est loin d’être accessible au premier venu. Et les minorités et personnes racisées y sont peu présentes. «On travaille avec des associations sur le thème de l’insertion, comme sur l’aventure en stop avec les maisons Lazare, des colocations solidaires entre jeunes actifs et sans-abri, se défend le chef d’entreprise, mal à l’aise à l’idée de renvoyer une image élitiste. Notre objectif est aussi de briser les barrières entre la ville et la campagne, de dire qu’on peut faire des choses ensemble. Tous les villages avec qui on a travaillé jusqu’ici ont voulu nous accueillir à nouveau. Ça, c’est une grosse fierté.»
«Je trouve ça assez cher, honnêtement», lance par téléphone Dominique Naslin, président de l’association des Randonneurs du Perche. Lui et ses camarades n’ont pas été conviés à l’organisation de la Mad Jacques, si ce n’est pour donner un coup de main sur place. «Pour nous, il faut que le cyclotourisme soit à la portée de tout le monde. La sortie que l’on organise en mai par exemple, c’est 5 euros pour un licencié, 8 pour quelqu’un qui ne l’est pas, et gratuit pour les moins de 18 ans.» Vu la santé de mes guiboles, je ne serai pas contre renouveler l’expérience de cette façon… et sans flinguer mon compte en banque. Mais ce fan de cyclisme ne s’oppose pas pour autant au modèle de la Mad Jacques : «On ne touche pas le même type de public. On est une fédération vieillissante, les jeunes ont du mal à venir vers nous.» Sans perdre de vue l’objectif qu’il partage avec celle-ci : la démocratisation de la pratique. «Une chose est sûre, ils sont mieux sur un vélo qu’à rester devant la télé !»