Libération

Meilleure baguette de Paris : récit d’une jurée crachée

Entre dégustatio­n à la chaîne et débat sur les alvéoles de la mie, «Libération» a fait partie du jury de la 31e édition du grand prix de la meilleure baguette de Paris, qui a récompensé jeudi Xavier Netry, boulanger dans le XIe arrondisse­ment.

- Par Marie-ève Lacasse

On s’était bien gardée de dire à la mairie de Paris, qui organise le concours, que nous étions intolérant­e au gluten avant d’accepter d’être membre du jury du grand prix de la meilleure baguette de Paris 2024. Qu’à cela ne tienne : on se dit que le pain, c’est comme le vin. Il suffit de recracher discrèteme­nt chaque menu morceau de la façon la plus élégante possible pour survivre à ces cinq heures de jury. On n’avait pas prévu que des caméras de télévision­s du monde entier seraient braquées sur nous à nous demander si la baguette 116 ou 78 est suffisamme­nt alvéolée, bien cuite ou croustilla­nte… Au début du concours, vers 14 heures, la ligne infinie de baguettes disposées sur des nappes rouges donne le vertige – comment trouver la pépite parmi tous ces pains qui se ressemblen­t ?

«C’est surcuit, non ? Malgré tout

le respect que j’ai pour le surcuit…»

Un des membres du jury

Solennité. Pour nous aiguiller, le très patient Pascal Barillon, président adjoint du syndicat des boulangers pâtissiers du Grand Paris et lauréat 2011 de la meilleure baguette (Au levain d’antan, Paris XVIII), nous apprend à lire dans les lignes du pain. Lui qui a façonné, selon nos calculs, 12 millions de baguettes dans sa vie (1 000 par jour) nous invite à observer les «points de serrages» et les techniques de pétrissage. La pâte a-t-elle été assez ou trop pétrie? Il coupe une première baguette de façon longitudin­ale, nous invite à observer la forme des alvéoles, la couleur de la mie. Rien n’échappe à son oeil expert. Sous le pain, les marques noires indiquent que le four était trop chaud. «Dans ces cas-là, on dit que le pain a été ferré», commente-t-il. Le point d’équilibre est difficile à obtenir. Un pain bien cuit donne une délicieuse odeur de pain grillé (4 points sur 20), mais une surcuisson rend la croûte trop épaisse (4 points également)… Quant à l’aspect esthétique, également noté sur 4, on apprend que les baguettes doivent, selon la plus pure tradition, être lacérées de cinq coups de lame (qu’on appelle la «grigne») et pas juste ouvertes «paresseuse­ment» d’un seul trait sur la longueur. Alors qu’on croyait ce geste purement cosmétique, la fameuse «signature du boulanger», Pascal Barillon nous apprend «que c’est un geste essentiel pour dégazer la pâte, sinon le pain explose!» On ne voudrait surtout pas de cela. On remarque aussi que certaines mies sont nacrées, d’autres plus grises ; certaines croûtes laissent voir de petites pustules inélégante­s, «marques de la buée diffusée dans le four en début de cuisson, mais c’est une erreur technique», indique Pascal Barillon. Dernier point de vigilance : les alvéoles de la mie doivent être petites et serrées, dites «nid d’abeille» et surtout pas trop grosses, car ce n’est pas pratique pour étaler le beurre ou le pâté. La baguette est avant tout un support.

Comme souvent dans les concours de gastronomi­e, on cherche un produit capable de répondre au canon le plus traditionn­el. Les baguettes trop joufflues, foncées ou mal façonnées sont systématiq­uement mal notées. «C’est loin d’être un concours inclusif», badine Bérangère Fagart, cheffe du restaurant Sélune (Paris XI) et membre du jury. «C’est une baguette incel ou quoi ?» rétorque Fred Eyangoh, humoriste, juré parisien tiré au sort parmi les 1 000 candidatur­es pour participer au concours. Impossible de ne pas pouffer de rire malgré la solennité exigée. Grille de notation à la main, nous voilà prête pour attaquer les premières bouchées. Les jurés, au nombre de seize, sont divisés en trois groupes: en cinq heures, nous n’aurons, au final, qu’à goûter une cinquantai­ne de petits morceaux, puis les dix préférées des autres jurés. Les commentair­es du jury fusent : «Cette odeur me laisse de marbre.» «Elle est moche à l’extérieur mais belle à l’intérieur…» «Celle-ci luit tellement, on dirait de la cire.» «C’est peut-être la baguette du musée Grévin ?» «Quand le façonnage est écrasé, ça enlève du charme.» Notre petit groupe parle tellement qu’on en perd la cadence. «Les autres tables ont dix baguettes d’avance sur vous», s’impatiente un organisate­ur. On reprend à un rythme stakhanovi­ste. «C’est surcuit, non? Malgré tout le respect que j’ai pour le surcuit…» Parmi les goûteurs, Camille Baussay, avocate de 37 ans, tirée au sort, est ravie: «Je me suis inscrite sans trop y croire il y a un mois, sur le site de la ville de Paris. Ça m’a émue d’être choisie ; soudain, je me sentais vraiment parisienne», dit-elle au moment d’une mini-pause. C’est qu’il faut enchaîner – «il n’en reste plus que 30 !» plaisante un des membres du syndicat. Une bagatelle.

Perfection. Pour participer, les boulangers qui souhaitent concourir déposent deux baguettes le matin même au siège du syndicat national de la boulangeri­e, sur l’île SaintLouis (Paris IV). La participat­ion est libre et gratuite. Sur les 173 baguettes reçues ce matin-là, seules 113 étaient éligibles. Les candidates doivent respecter de strictes règles de taille (entre 50 et 55 cm de long), de poids (entre 250 et 270 grammes) et de teneur en sel (16,8 grammes par kilo de farine). «Plus que 20 baguettes», nous encouragen­t les autres membres du jury. «Ça pourrait être une torture, non?» lance Bérangère Fagart.

On évite de boire de l’eau pour ne pas avoir le ventre qui gonfle, mais trop tard, on a cédé : la bouche sèche, à la limite de l’étrangleme­nt, on boit à grandes lampées. A la fin de la journée, le jury, exsangue, se demande si l’épreuve sera inscrite aux JO. Vers 18 h 30, le gagnant est averti par téléphone : «Arrêtez, c’est une blague ?» réagit Xavier Netry de la boulangeri­e Utopie, dans le XIe arrondisse­ment, lorsque Nicolas Bonnet-Oulaldj, adjoint à la maire de Paris qui présidait le jury, l’appelle pour lui annoncer la nouvelle. Sa baguette, le numéro 48, sortait nettement du lot: goût parfaiteme­nt maîtrisé entre le levain et la fraîcheur de la farine, belle croûte dorée, quasi miellée; grignes légèrement cernées de noir, comme des lignes de khôl hautement esthétique­s… La perfection. On lui avait donné 20 : la Nadia Comaneci de la baguette. On téléphone à Xavier Netry au lendemain de sa folle nuit. «Je n’ai pas l’habitude de dormir, mais là j’ai encore moins dormi!» dit-il entre deux rires. Le lauréat prévoit de doubler sa production de baguettes dans les jours à venir, passant de 600 à 1 200 par jour, «c’est le minimum». Ce boulanger ne le sait pas encore, mais il est devenu une star.

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