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Une simplifica­tion de la feuille de paie ou des esprits ?

- Par Luc PeiLLon Chef du service CheckNews

Les salariés sont des idiots. Au-delà de quelques lignes de texte, surtout mélangées à des chiffres, ils ne comprennen­t plus rien. D’où cette impérieuse réforme de la feuille de paie, annoncée le 23 avril par le ministre de l’Economie, et accueillie avec soulagemen­t par un monde du travail forcément un peu nigaud. Composé aujourd’hui d’une trentaine de lignes, avec des mots aussi abscons que «maladie», «accident du travail», «retraite», ou encore «chômage», et des colonnes tout aussi mystérieus­es que «part salarié» et «part employeur», le récapitula­tif du revenu mensuel se limitera désormais à une dizaine de lignes.

En tête: le «coût total employeur». Car le salarié est avant tout un «coût», et non plus, associé au capital, un créateur de valeur comme il l’était jusqu’à présent. Un coût total, nous apprend la nouvelle feuille de paie, dont il faut déduire les cotisation­s employeurs, pour obtenir le brut salarié, puis les cotisation­s salariales, pour faire apparaître le net salarié. Et enfin l’impôt sur le revenu pour tomber sur le net à payer.

Première remarque: cette présentati­on laisse penser que la base du calcul des cotisation­s est le «coût total employeur». Ce qui est évidemment faux. Le point de départ reste le brut salarial, sur lequel chacune des deux parties, l’employeur et le salarié, paie des cotisation­s. Pour le salarié, ses cotisation­s viennent en déduction de son salaire brut, pour obtenir le net, ce qu’il touchera concrèteme­nt avant de payer son impôt sur le revenu. L’observatio­n n’est pas que technique : une politique de réduction des cotisation­s employeur, par exemple, ne changera rien au salaire net du salarié. Alors qu’une baisse, ou une hausse, des cotisation­s salariales, modifiera d’autant son salaire net.

Cette réforme, surtout, et c’est peut-être son objectif réel, fait entièremen­t disparaîtr­e les raisons du paiement de ces cotisation­s. Et leur répartitio­n entre salarié et employeur. Tout n’est plus que «coût», pour ne pas dire «charge». Fini le détail qui permet de comprendre que ces cotisation­s financent en réalité la retraite, les allocation­s familiales, l’hôpital, ou encore l’assurance chômage. La confusion est telle que la nouvelle feuille de paie mélange même, pour l’employeur, ses cotisation­s sociales avec sa contributi­on aux transports ou aux titres-restaurant­s.

Le caractère idéologiqu­e d’une telle réforme – qui revient donc à invisibili­ser le financemen­t de la protection sociale – paraît d’autant plus prégnant qu’il ne s’agit en rien d’une «simplifica­tion» administra­tive. L’employeur devra toujours établir, dans sa comptabili­té, une feuille de paie retraçant chaque ligne de cotisation. Pour preuve : la feuille de paie actuelle est déjà simplifiée. Ce que chacun reçoit aujourd’hui à la fin du mois est un résumé de la feuille de paie «réelle», depuis une réforme opérée il y a une dizaine d’années. Que l’on rassemble encore quelques contributi­ons pour une meilleure lisibilité est une bonne chose. Mais supprimer complèteme­nt le montant détaillé et la destinatio­n de ces cotisation­s relève d’une profonde atteinte à l’informatio­n des salariés, des syndicalis­tes, et accessoire­ment des journalist­es travaillan­t sur ces questions.

Dernier problème, enfin, et non des moindres: la preuve des cotisation­s retraite. Aujourd’hui, le bilan des trimestres cotisés est réalisé par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav), et peut être obtenu via des relevés ou une visite sur son compte personnel. Mais en cas d’erreurs de la part la Cnav, le seul mode de preuve est la feuille de paie. Quid demain avec un relevé où ne figurera plus le détail de chacune des cotisation­s ? Où plus personne ne saura qui a payé quoi? De quoi engendrer une belle pagaille, et potentiell­ement léser certains retraités, dans les années à venir.

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